(L'Equipe)

Diego Simeone (Atletico), en 2018 : «La France fonctionne avec le cerveau de Griezmann»

Pour ce nouvel épisode des grands entretiens qui ont fait l'histoire de FF, retour en 2018 avec Diego Simeone, le coach de l'Atletico Madrid, qui disait notamment tout le bien qu'il pensait d'Antoine Griezmann.

Alors qu’il s'apprêtait à fêter ses sept ans à la tête de l’Atletico Madrid, l’entraîneur argentin conservait un enthousiasme de débutant. Reconnu comme l’un des meilleurs techniciens en Europe, il s'était longuement confié à FF. Un cours magistral sur la façon de gérer les stars et une équipe de haut niveau.

«Cette saison, la Liga est plus serrée que jamais, tout le monde peut battre tout le monde. Comment l’expliquez-vous ?
Toutes les équipes se sont améliorées. Les entraîneurs sont meilleurs et la manière de vouloir rivaliser avec les autres, d’être compétitif, a évolué dans le bon sens. Nous l’avons vu aussi durant le Mondial car, au-delà de la façon dont la France a remporté le tournoi, on a constaté que plusieurs équipes se sont montrées très compétitives. C’est-à-dire qu’elles ont affiché une identité bien claire. En Espagne aussi, à partir du travail des coaches et de l’application des directives par les joueurs, la question tactique a pris plus d’ampleur. Peut-être que, visuellement, on peut avoir le sentiment d’une certaine perte de fluidité dans le jeu, mais cela s’est traduit par de meilleurs résultats pour la majorité des équipes et une plus grande compétitivité.

Vous voulez dire que le poids des entraîneurs est aujourd’hui plus important ?
Ce fut le cas lors du Mondial russe où l’influence des entraîneurs a été, selon moi, énorme. Et c’est une chose qu’on retrouve dans la Liga avec une recherche de la compétitivité très poussée et adaptée aux moyens, aux caractéristiques et à l’effectif de chacun. Ne pas se concentrer sur un style de football unique, parce que tous les styles sont légitimes, et savoir que tout le monde peut bien faire les choses et que tout le monde peut mal faire les choses. Car tout dépend de la capacité des joueurs à traduire sur le terrain les messages de leur coach. Et il me semble que les footballeurs de la Liga le réussissent extrêmement bien.

Pour vous, ça veut dire quoi être compétitif ?
Atteindre l’objectif que tu t’es fixé pour l’équipe. Traduire sur le terrain le match que tu as préparé durant les entraînements. Tu peux perdre ou tu peux gagner, mais, si tu réussis à faire cela, tu peux être satisfait. Regardez notre match à Dortmund en Ligue des champions où nous avons perdu 4-0. Eh bien, moi, je ne me suis pas senti aussi mal qu’on pourrait le penser. Parce que nous avons réalisé le match que nous avions préparé, le match que nous souhaitions faire. Après, nous avons perdu sur des détails à des moments clés. Mais, comme nous étions dans la structure de jeu recherchée, trois jours plus tard, nous avons offert une superbe prestation contre la Real Sociedad en Championnat (2-0). Alors, je reformule votre question : qu’est-ce qu’une équipe compétitive ? Et je réponds : une équipe qui sait à quoi elle joue.

«Qu'est-ce qu'une équipe compétitive ? Une équipe qui sait à quoi elle joue.»

Quand on vous voit gesticuler avec passion au bord du terrain, on se demande comment vous faites pour conserver autant de motivation après sept ans passés à la tête de la même équipe...
J’essaye d’oublier tout ce qui nous est arrivé les années précédentes et je me concentre sur une seule chose : comment gagner demain ! Mon ambition, c’est de travailler pour améliorer mes joueurs. Chaque fois qu’arrive un nouveau footballeur avec un énorme talent mais à qui il manque des tas de choses, j’ai le sentiment de me révéler comme entraîneur. Mon enthousiasme se trouve là, dans le défi qui m’est proposé. En fait, un entraîneur est avant tout un formateur, pour ce qui est de la tactique, mais également pour ce qui est de l’émotionnel. Cette dernière composante étant, selon moi, devenue presque la plus importante.

C’est-à-dire ?
Parce que c’est la vie. Parce que notre tête commande notre corps. Au fil des années, j’ai appris à tout déceler chez mes joueurs. Simplement en regardant marcher un de mes gars qui arrive à l’entraînement, je sais ce qui se passe dans sa vie. Je perçois s’il a un problème. Je sens l’énergie des gens. Continuer à grandir, c’est ce qui me motive chaque jour. Quand on me demande pourquoi je reste à l’Atletico, je réponds : où serais-je mieux qu’ici ? Combien y a-t-il d’équipes meilleures dans le monde que l’Atletico Madrid ? En fait, ce qui m’excite, c’est de me rebeller contre le : non, ce n’est pas possible. Je ne supporte pas le mot non. Parce qu’il y a des tas d’autres options au non.

Perdez-vous du poids durant les matches ?
Oh oui ! Avec tout ce que je transpire... (Il sourit.) J’aimerais être plus tranquille, mais je ne peux rien y faire. Je vois des situations négatives sur le terrain qui altèrent mon comportement et je ne peux contrôler ce qui m’altère. Je recherche toutefois une forme d’équilibre, car il n’est pas bon de s’énerver tout le temps. Alors, pour le bien de l’équipe, j’avale beaucoup de couleuvres. (Il sourit.)

Parfois, vous êtes fatigué ?
Bien sûr. Parfois, je suis fatigué ; parfois, j’ai peur ; parfois, je crains d’être viré le lendemain.

«Le rééquilibrage me paraît très sain»

Et qu’est-ce qu’une équipe non compétitive ?
Celle où le travail individuel met en danger le travail collectif.

Les grandes équipes perdent plus de points en Liga cette saison...
Non, ce sont celles qui, autrefois, en perdaient qui en gagnent plus. Ces équipes ont cherché d’autres voies pour arriver à ce résultat. Le rééquilibrage me paraît très sain, car jamais on n’avait vu si peu d’écart de points entre le premier et le dixième après un tiers du Championnat. Ce qui fait que les supporters s’identifient encore plus à cette Liga.

Comment fait un entraîneur pour “remonter” des joueurs après une défaite 4-0 comme celle à Dortmund évoquée plus tôt ?
Le surlendemain, je leur ai montré une vidéo avec toutes les bonnes choses qu’ils avaient réalisées. Pour qu’ils aient conscience de tout ce qu’ils sont capables de faire, de toutes leurs qualités. Je devais annuler en peu de temps les effets négatifs de ce revers. Toute équipe possède des vertus et des défauts. Les défauts d’un footballeur, comme dans la vie, sont souvent évidents. D’où l’intérêt de regarder de plus près les vertus, pour les accentuer, tout en ayant conscience de nos défauts. C’est la meilleure façon de progresser. 
 
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«Simplement en regardant marcher un de mes gars qui arrive à l'entraînement, je sais ce qui se passe dans sa vie.»

Dans la relation avec les joueurs, une certaine distance est-elle nécessaire ?
Bien entendu. Et ce sont souvent les joueurs qui marquent cette distance. Tout être humain a besoin d’espace. Il faut de l’air. (Il sourit.) C’est dans cet espace, et parce qu’il n’offense aucune des deux parties, que la coexistence est possible.

Le joueur doit-il craindre son entraîneur ?
Tout comme un fils craint son père.

Qu’est ce qui vous guide, votre tête ou votre cœur ?
Mon instinct. Plus je fais confiance à mon instinct, plus je prends les bonnes décisions.

Les stars savent-elles vraiment se mettre au service du collectif ?
Les très grands joueurs, les cracks, oui. C’est pour cela qu’ils sont très grands. Un jour, un ami m’a dit : “Les cracks ne causent jamais de problèmes. Parce qu’ils sont des cracks.” Et il avait raison. Les problèmes viennent de ceux qui se prennent pour de très grands joueurs et qui ne le sont pas.

Antoine Griezmann est-il un crack ?
Oh que oui ! Je dirais même qu’Antoine est parvenu à transmettre à l’équipe de France toute sa force de crack. Il est l’immense joueur dont a besoin une équipe pour être championne. Il l’est avec l’Atletico et il l’est avec les Bleus. Antoine sait parfaitement choisir les moments décisifs. Je me souviens d’une action contre la Belgique à la fin de la demi-finale. Sur un contre, Griezmann donne la balle à Mbappé qui s’élance à fond pour tenter le 2-0. N’importe quel joueur aurait choisi d’accompagner Mbappé, mais qu’a fait Antoine ? Il a regardé où se trouvait Hazard, l’adversaire le plus dangereux. Et c’est ce qu’il y avait de plus intelligent à faire dans l’intérêt de l’équipe. En voyant ça, je me suis dit : putain, il a un ordinateur dans la tête ! Il a conscience à chaque instant de ce qu’il doit faire. Antoine savait que Mbappé n’était pas en situation de marquer, alors il a anticipé l’action suivante.

Diego Simeone en 2018. (Guille Martinez/CORDON/PRESSE/PRESSE SPORTS)

«Mon rôle est d'emmener le joueur vers ses limites»

Comment gérez-vous les stars de votre équipe ?
Cela fait un moment que nous travaillons ensemble, nous avons noué des relations d’affection et de respect. Bien sûr que certaines stars sont parfois en colère quand elles ne jouent pas. Moi aussi j’ai été footballeur, pas au niveau d’un Griezmann, mais un footballeur compétitif. Et les entraîneurs qui réussissaient à me mobiliser pour la cause étaient ceux qui provoquaient quelque chose en moi. Qui me nourrissaient continuellement de trucs multiples. Je suis convaincu que le footballeur a besoin du travail que nous lui donnons. Le respect réside dans ce travail-là, pas dans le fait de disputer tel ou tel nombre de minutes. Mon rôle est d’emmener le joueur vers ses limites, de le provoquer, de l’énerver contre moi, car, dans cet énervement, se trouve la volonté de s’améliorer.

Et celui qui ne s’énerve pas contre vous ?
Il vaut mieux qu’il se casse.

Une star doit-elle bénéficier d’un statut particulier ?
Il existe une énigme, une sorte de fantasme autour du statut des stars, notamment sur le plan médiatique. Et je pense qu’il revient à l’entraîneur de maintenir cette énigme, d’alimenter le flou sur ce traitement différentiel des stars. Est-ce vrai ou pas ? Je dois jouer là-dessus, ne rien dire.

Faut-il construire son équipe autour de la star ?
Bien sûr, mais n’oubliez pas que la star a besoin d’avoir une équipe autour d’elle. La star grandit avec les joueurs qui l’accompagnent. Si Griezmann est aujourd’hui celui qu’il est, c’est aussi parce qu’il a trouvé une grande équipe à l’Atletico et une grande équipe chez les Bleus.

Parlez-nous un peu de Thomas Lemar...
(Il coupe.) Waouh, quel joueur !

Griezmann avait dû attendre six mois pour que vous en fassiez un titulaire, mais Lemar l’a été tout de suite...
C’est vrai. Mais Lemar se trouve encore dans un processus où il doit, où nous devons beaucoup travailler. Je lui ai lancé un défi : “Tu dois convaincre Deschamps ! Tu dois être titulaire en équipe de France !” C’est une manière de le faire progresser car, si tu ne joues pas avec ton équipe nationale, c’est qu’il te manque quelque chose. Lemar doit notamment comprendre que le football n’est pas seulement visuel, mais qu’il doit être concret aussi. C’est bien de faire des choses qui plaisent aux supporters, mais il faut d’abord penser à ce qui est utile pour l’équipe. Pour gagner dans le football, il faut être concret. Il le sait et je suis convaincu qu’il va y parvenir. Parce qu’il est sain dans sa tête et qu’il ne se fait pas bourrer le mou par son entourage. Lemar va devenir un bien meilleur joueur qu’il l’est aujourd’hui.

Et Lucas Hernandez ?
Comme défenseur central, c’est une bête. Il dégage une puissance physique impressionnante. Mais, surtout, il possède une mentalité de compétiteur de très, très haut niveau. La première fois que je l’ai aligné en match officiel, c’était comme latéral, en Coupe du Roi, et face à Cristiano Ronaldo. On me disait : “Tu es fou ! Il a dix-sept ans, tu vas lui brûler les ailes !” Tu rigoles, il avait été fabuleux. Un animal. Il doit encore corriger certains aspects de son jeu, mais il transmet une vitalité, une énergie hors du commun.

Est-ce un central ou un latéral ?
Il est “né” en tant que défenseur central, mais il est très bon aussi comme latéral. Certes, il doit améliorer ses centres, mais ce n’est pas facile quand on est aussi rapide que lui. Mais là n’est pas l’essentiel. Lucas est avant tout, j’insiste, un immense compétiteur. Quand je le regarde, je me dis souvent : si j’avais dix mecs avec cette mentalité-là, je ne perdrais jamais un match !»

«Plus je fais confiance à mon instinct, plus je prends les bonnes décisions.»

Simeone avec Griezmann après la victoire en finale de la Ligue Europa, en 2018. (Jose Breton/CORDON/PRESSE SPOR/PRESSE SPORTS)

«Griezmann avait tout pour jouer second attaquant»

Fonctionnait-il déjà comme ça avant de passer entre vos mains ?
Il est arrivé ici avec un grand talent inné, comme Thomas Lemar cet été. Antoine jouait ailier et quand je l’ai mis attaquant, on a voulu me tuer ! (Il sourit.) Le club avait payé 30 M€ pour un ailier et je changeais la donne. J’avais alors expliqué à mes dirigeants que Griezmann avait tout pour jouer second attaquant : intuitif, bonne frappe, pas mal de la tête, il sait se mouvoir entre les lignes, il sent où il peut faire mal à l’adversaire. Je savais qu’il allait se plaire à ce poste. Nous avons beaucoup travaillé ensemble, notamment sur le plan physique, et nous avons développé tout ce qu’il y avait de bien en lui.

L’altruisme de Griezmann n’est-il pas parfois mal compris par le public ?
Je vois ce que vous voulez dire... Mais, sur cette année 2018, aucun joueur au monde n’a fait de choses plus importantes pour son équipe que Griezmann pour la France et l’Atletico. La réalité est celle-là. Quand un mec parvient à ce que toute une équipe fonctionne autour de son cerveau, cela a une valeur inestimable.

Donc, selon vous, durant la Coupe du monde, l’équipe de France a fonctionné autour de la pensée de Griezmann ?
Bien sûr que oui. La France fonctionne avec son cerveau. Quand Antoine est lucide et dans une bonne forme physique, il n’y a pas au monde un joueur capable de comprendre et d’interpréter le football comme lui. Au-delà du palmarès, la Coupe du monde, la Ligue Europa ou la Supercoupe d’Europe, il n’y a pas eu de footballeur plus important pour son équipe.

Que représenterait pour vous une victoire de Griezmann au Ballon d’Or France Football ?
Ce serait un immense honneur pour l’Atletico Madrid et une récompense de son travail. Parce qu’au-delà de son talent, il existe une impressionnante débauche d’efforts de sa part. Intrinsèquement, on peut dire que Messi et Cristiano Ronaldo sont les meilleurs joueurs du monde, mais sur cette année 2018, non ! C’est Antoine qui a été au-dessus de tout le monde.

«Lucas Hernandez, comme défenseur central, c'est une bête.»

Fred Hermel