De «pieds carrés» à «playmaker» : comment le poste de latéral a évolué pour se retrouver au centre du jeu
Autrefois mal considéré, voire moqué, le latéral est devenu une pièce maîtresse du jeu moderne. De Dani Alves à Trent Alexander-Arnold, focus sur l'évolution d'un poste (vraiment) pas comme les autres.
«Personne ne grandit en rêvant de devenir Gary Neville. Si vous jouez latéral, c'est que vous êtes soit un ailier raté, soit un défenseur central raté.» La pique date de septembre 2013, adressée à Gary Neville lui-même par son ancien rival Jamie Carragher. Jamais avare d'une petite punchline, le consultant de la chaîne Sky Sports partageait ce jour-là une idée répandue aux quatre coins du monde, un cliché à la peau dure qui a fait dire un jour à l'ancien attaquant et entraîneur italien Gianluca Vialli que le latéral droit était invariablement le joueur le moins doué d'une équipe. «Quel enfant veut jouer à ce poste ? Pas moi», avouait même Glen Johnson, 54 sélections en équipe d'Angleterre en tant qu'arrière droit, à FourFourTwo en 2017. Et pourtant, aujourd'hui, les gamins anglais n'ont certainement pas honte de s'imaginer en Trent Alexander-Arnold ou Kyle Walker.
Alexander-Arnold et Robertson, armes fatales de Liverpool
? Assist kings. ?
— Liverpool FC (@LFC) June 10, 2019
Every goal set-up by @trentaa98 and @andrewrobertso5 in the @premierleague last season. ? pic.twitter.com/o2G0oq44DR
À eux deux, l'Anglais (12 passes, un but) et l'Écossais (11 passes) ont été directement impliqués sur 24 buts en Premier League la saison dernière. C'est deux de plus que le total de Huddersfield en Championnat (!), et plus d'un quart du total de leur équipe (27%). «Toutes compétitions confondues, ils ont directement contribué à 30 buts la saison dernière, reprend Jonathan Wilson. Trente ! Si un duo d'attaquants avait ce rendement, on dirait déjà que c'est bien. Mais ce sont des latéraux ! C'est époustouflant. Ils incarnent ce que sont devenus les latéraux aujourd'hui : des playmakers.» Dans une ère où les meneurs de jeu traditionnels ont disparu et où le pressing est prépondérant, les latéraux évoluent dans une zone (la seule ?) qui permet encore de disposer de temps et d'espace. Un véritable luxe. «C'est devenu tellement bouché dans l'axe que les solutions viennent des côtés, abonde Ludovic Batelli, ancien entraîneur des équipes de France de jeunes. Le bagage du latéral s'est complètement étoffé : il doit d'abord être un athlète de haut niveau, capable de répéter les efforts, doublé d'un excellent technicien. Parce qu'il ne suffit pas de partir de loin et d'amener le ballon dans la zone de vérité, il faut être capable de bien l'utiliser.»
Plus importants que les milieux ?
L'importance croissante des latéraux sur la dernière décennie se retrouve (logiquement) dans les chiffres. En 2010, l'Inter Milan remportait la Ligue des champions avec Maicon et Cristian Chivu, qui avaient touché à eux deux 57 ballons lors de la finale face au Bayern Munich (2-0). Depuis, pas un seul duo de latéraux vainqueurs de la C1 n'a joué moins de 112 ballons en finale. Mais ce n'est pas tout. En 2011, la paire Dani Alves - Éric Abidal avait touché 139 ballons contre Manchester United (3-1). Le tandem Xavi - Andrés Iniesta devant eux ? 283. Quatre ans plus tard, le rapport de forces s'était inversé, avec 164 ballons pour Dani Alves et Jordi Alba face à la Juventus (3-1), contre "seulement" 135 pour Sergio Busquets et Andrés Iniesta (Xavi n'était entré qu'en fin de match). Et lors des trois sacres consécutifs du Real Madrid (2016, 2017, 2018), Luka Modric et Toni Kroos ont toujours touché moins de ballons en finale que leurs latéraux. Pour résumer, au très haut niveau, le coeur du jeu s'est déplacé dans les couloirs. La prophétie de l'ancien sélectionneur de l'Irlande Jack Charlton, qui estimait dès 1994 que les joueurs offensifs les plus importants sur le terrain étaient les latéraux, s'est donc réalisée.
How did full-backs become football's most wanted men? @CDEccleshare investigates https://t.co/gajhYdAoj9
— Telegraph Football (@TeleFootball) October 13, 2017
Pep Guardiola, le dénominateur commun
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L'influence du technicien catalan et ses rencontres avec ses apôtres ont donc grandement transformé l'approche du poste de latéral. Et de la même manière que certaines équipes ont tenté de copier le modèle de jeu de Guardiola, elles se sont mises à chercher leur Dani Alves ou leur Philipp Lahm. Un profil extrêmement rare. D'où une augmentation irrationnelle des prix ces dernières années. Jusqu'à l'été 2015, seuls deux latéraux avait été transférés pour 30 millions d'euros ou plus : Dani Alves du FC Séville au FC Barcelone (35,5M€ bonus compris en 2008) et Fabio Coentrao de Benfica au Real Madrid (30M€ en 2011). Depuis quatre ans, pas moins de dix latéraux ont franchi cette barre, certains allègrement comme Benjamin Mendy (57,5M€ en 2017), Aaron Wan-Bissaka (55M€ en 2019), Kyle Walker (52,7M€ en 2017) ou Ferland Mendy (48M€ en 2019).
La France, entre contre-exemple absolu et formation à la traîne
L'enjeu se situe donc au niveau de la formation, et de la perception du poste sur le long terme : «Malgré l'inflation récente, est-ce que ce poste est moins considéré par les centres de formation parce qu'il est moins "rentable" ? s'interroge Guillou. Il faut savoir pourquoi on forme : pour intégrer le joueur à l'équipe première ou pour le vendre rapidement ? Avec la première option, on va plus considérer un latéral parce qu'il y a des besoins chez les pros, mais avec la deuxième on va moins s'y intéresser car il ne va pas permettre de gagner beaucoup d'argent à court terme.» Pour Raynald Denoueix, il est aussi question de culture. «Il y a une vision du football différente en Espagne, c'est certain, et ça donne forcément des profils différents, avec beaucoup d'anciens attaquants. J'ai en tête certains matches du Betis la saison passée avec Joaquin et Tello aux postes de latéraux...»
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Cédric Chapuis Suivre @cedchapuis