alves (daniel) (J.Prevost/L'Equipe)

De «pieds carrés» à «playmaker» : comment le poste de latéral a évolué pour se retrouver au centre du jeu

Autrefois mal considéré, voire moqué, le latéral est devenu une pièce maîtresse du jeu moderne. De Dani Alves à Trent Alexander-Arnold, focus sur l'évolution d'un poste (vraiment) pas comme les autres.

«Personne ne grandit en rêvant de devenir Gary Neville. Si vous jouez latéral, c'est que vous êtes soit un ailier raté, soit un défenseur central raté.» La pique date de septembre 2013, adressée à Gary Neville lui-même par son ancien rival Jamie Carragher. Jamais avare d'une petite punchline, le consultant de la chaîne Sky Sports partageait ce jour-là une idée répandue aux quatre coins du monde, un cliché à la peau dure qui a fait dire un jour à l'ancien attaquant et entraîneur italien Gianluca Vialli que le latéral droit était invariablement le joueur le moins doué d'une équipe. «Quel enfant veut jouer à ce poste ? Pas moi», avouait même Glen Johnson, 54 sélections en équipe d'Angleterre en tant qu'arrière droit, à FourFourTwo en 2017. Et pourtant, aujourd'hui, les gamins anglais n'ont certainement pas honte de s'imaginer en Trent Alexander-Arnold ou Kyle Walker.

Alexander-Arnold et Robertson, armes fatales de Liverpool

«Dans l'imaginaire anglais, quand on pense à Phil Neal ou Gary Neville, on pense à des joueurs travailleurs, intelligents, mais pas à des joueurs spéciaux, confirme le journaliste et auteur britannique Jonathan Wilson. Mais aujourd'hui, cette position est devenue respectable. Les jeunes veulent jouer latéral, ce qui n'avait jamais été le cas auparavant, donc on se retrouve avec des joueurs techniques et créatifs à ce poste. Trent Alexander-Arnold est peut-être le meilleur centreur anglais depuis David Beckham !» Âgé d'à peine vingt ans, le joueur de Liverpool incarne à merveille l'évolution du rôle confié aux latéraux. "TAA", comme le Bavarois Joshua Kimmich, coche toutes les cases du latéral 3.0 : appliqué défensivement, sûr techniquement, intelligent tactiquement, endurant physiquement et décisif dans le dernier tiers. «David Alaba ressort beaucoup dans nos études, mais aujourd'hui, la référence en termes de stats, c'est Alexander-Arnold, confirme Matthieu Lille-Palette, Senior Vice-President chez Opta. C'est celui qui présente la meilleure alchimie en termes de data "performances" et "tracking".» Pour ne rien gâcher, Liverpool dispose avec Andy Robertson d'un pendant idéal côté gauche. Au point que la doublette des Reds a représenté un des principaux points forts du dernier vainqueur de la Ligue des champions.

À eux deux, l'Anglais (12 passes, un but) et l'Écossais (11 passes) ont été directement impliqués sur 24 buts en Premier League la saison dernière. C'est deux de plus que le total de Huddersfield en Championnat (!), et plus d'un quart du total de leur équipe (27%). «Toutes compétitions confondues, ils ont directement contribué à 30 buts la saison dernière, reprend Jonathan Wilson. Trente ! Si un duo d'attaquants avait ce rendement, on dirait déjà que c'est bien. Mais ce sont des latéraux ! C'est époustouflant. Ils incarnent ce que sont devenus les latéraux aujourd'hui : des playmakers.» Dans une ère où les meneurs de jeu traditionnels ont disparu et où le pressing est prépondérant, les latéraux évoluent dans une zone (la seule ?) qui permet encore de disposer de temps et d'espace. Un véritable luxe. «C'est devenu tellement bouché dans l'axe que les solutions viennent des côtés, abonde Ludovic Batelli, ancien entraîneur des équipes de France de jeunes. Le bagage du latéral s'est complètement étoffé : il doit d'abord être un athlète de haut niveau, capable de répéter les efforts, doublé d'un excellent technicien. Parce qu'il ne suffit pas de partir de loin et d'amener le ballon dans la zone de vérité, il faut être capable de bien l'utiliser.»

De plus en plus sollicités, les latéraux doivent savoir répondre au défi du jeu moderne. Plus question d'aligner un joueur par défaut dans ce secteur désormais hautement stratégique. «Avant, on mettait le moins bon à cette place, maintenant il faut presque mettre le meilleur !» résume Raynald Denoueix dans un éclat de rire, alors que Philipp Lahm notait dans le Daily Mail en 2015 qu'il n'y avait «plus vraiment de latéraux traditionnels dans les meilleures équipes». L'ancien entraîneur du FC Nantes et de la Real Sociedad développe : «Ils sont devenus comme des milieux de terrain, des numéros 10 avec une autre orientation. Il n'est plus question que le seul repère soit la ligne de touche. On demande beaucoup de choses aux latéraux aujourd'hui, dans la couverture des espaces et la prise de décision notamment. Il faut une grande intelligence situationnelle. Savoir se déplacer, c'est très important. Qu'est ce que je fais ? Où est-ce que je vais ? Comme les entraîneurs leur demandent de dédoubler dans le couloir mais aussi de se déplacer à l'intérieur du jeu, ils doivent savoir choisir le bon moment pour le faire. L'ordinateur là-haut doit être puissant, et il ne doit surtout pas y avoir de bug ou de coupure d'alimentation ! Sinon c'est toute l'équipe qui se retrouve en difficulté.»

Plus importants que les milieux ?

L'importance croissante des latéraux sur la dernière décennie se retrouve (logiquement) dans les chiffres. En 2010, l'Inter Milan remportait la Ligue des champions avec Maicon et Cristian Chivu, qui avaient touché à eux deux 57 ballons lors de la finale face au Bayern Munich (2-0). Depuis, pas un seul duo de latéraux vainqueurs de la C1 n'a joué moins de 112 ballons en finale. Mais ce n'est pas tout. En 2011, la paire Dani Alves - Éric Abidal avait touché 139 ballons contre Manchester United (3-1). Le tandem Xavi - Andrés Iniesta devant eux ? 283. Quatre ans plus tard, le rapport de forces s'était inversé, avec 164 ballons pour Dani Alves et Jordi Alba face à la Juventus (3-1), contre "seulement" 135 pour Sergio Busquets et Andrés Iniesta (Xavi n'était entré qu'en fin de match). Et lors des trois sacres consécutifs du Real Madrid (2016, 2017, 2018), Luka Modric et Toni Kroos ont toujours touché moins de ballons en finale que leurs latéraux. Pour résumer, au très haut niveau, le coeur du jeu s'est déplacé dans les couloirs. La prophétie de l'ancien sélectionneur de l'Irlande Jack Charlton, qui estimait dès 1994 que les joueurs offensifs les plus importants sur le terrain étaient les latéraux, s'est donc réalisée.

En 2017, le Telegraph avait publié une étude statistique frappante. En 2006-07, les latéraux du top 4 de Premier League jouaient 54,58% de leurs ballons dans la moitié de terrain adverse. Dix ans plus tard, le ratio était grimpé à 64,87%. Idem au niveau des dribbles réussis, de 0,59 par match en moyenne en 2006-07 à 0,87 en 2016-17. Soit une augmentation de 47% ! «Cette évolution du poste, on l'a clairement ressentie, notamment dans la partie scouting, reprend Matthieu Lille-Palette. Quand j'ai commencé à Opta il y a dix ans, les demandes statistiques des clubs répondaient à une réflexion équilibrée : ils regardaient autant la contribution offensive que défensive. Aujourd'hui, ce qui prédomine, c'est ce qui se passe dans la partie de terrain adverse : les passes réussies dans les 30 derniers mètres, la contribution aux buts... S'il y a un arbitrage à faire sur un joueur, le club va valoriser l'aspect offensif.»

Pep Guardiola, le dénominateur commun

S'il fallait symboliser cette (r)évolution de la décennie écoulée, quelques noms se démarquent : Dani Alves, Philipp Lahm, Marcelo, Jordi Alba ou David Alaba. Des pionniers qui ont plongé tête levée dans ce nouveau monde qui s'ouvrait à eux. «La proéminence d'ailiers en pied inversé a poussé les entraîneurs et les recruteurs à privilégier des latéraux offensifs, avec un bagage technique comparable à celui des milieux de terrain, précise Jonathan Wilson. On l'a parfaitement vu à Barcelone avec Alves, qui avait tout le couloir devant lui car Messi repiquait dans l'axe. Mais selon moi, Lahm a plus impacté le jeu dans sa globalité. Alves est un joueur unique, mais j'ai toujours pensé qu'une bonne équipe pouvait l'exposer défensivement. Alors que Lahm était un excellent défenseur, en plus de ses qualités techniques.» Point commun entre ces deux-là ? Avoir atteint un niveau de jeu (encore plus) sensationnel sous les ordres d'un autre révolutionnaire, un certain Pep Guardiola.

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«Il y a eu une première tendance au milieu des années 1990, avec Cafu et Roberto Carlos, deux purs joueurs de couloir, puis une deuxième via Pep Guardiola, avec des joueurs capables de rentrer à l'intérieur du jeu, complète Thierry Guillou, formateur au SM Caen et auteur de "Football et formation, une certaine idée du jeu". Guardiola a impulsé une dynamique où le joueur est plus polyvalent. Il est arrivé et a considéré les latéraux autrement, ç'a fait bouger les choses. Un point de vue novateur peut transformer les attentes autour d'un poste. Il faut avoir l'idée et le courage. Ce qu'il a fait au Bayern, ça peut paraître plus facile quand on a Lahm et Alaba, mais je pense qu'aucun entraîneur ne les aurait utilisés de la sorte.»

Entre Philipp Lahm et Marcelo, un duel de précurseurs. (PRESSE SPORTS)

L'influence du technicien catalan et ses rencontres avec ses apôtres ont donc grandement transformé l'approche du poste de latéral. Et de la même manière que certaines équipes ont tenté de copier le modèle de jeu de Guardiola, elles se sont mises à chercher leur Dani Alves ou leur Philipp Lahm. Un profil extrêmement rare. D'où une augmentation irrationnelle des prix ces dernières années. Jusqu'à l'été 2015, seuls deux latéraux avait été transférés pour 30 millions d'euros ou plus : Dani Alves du FC Séville au FC Barcelone (35,5M€ bonus compris en 2008) et Fabio Coentrao de Benfica au Real Madrid (30M€ en 2011). Depuis quatre ans, pas moins de dix latéraux ont franchi cette barre, certains allègrement comme Benjamin Mendy (57,5M€ en 2017), Aaron Wan-Bissaka (55M€ en 2019), Kyle Walker (52,7M€ en 2017) ou Ferland Mendy (48M€ en 2019).

La France, entre contre-exemple absolu et formation à la traîne

L'ancien Lyonnais, débarqué cet été au Real Madrid pour concurrencer la référence Marcelo, a le profil pour assurer la relève. La France en a bien besoin, elle qui a incarné un contre-exemple absolu de la mouvance actuelle en remportant la Coupe du monde 2018 avec... deux défenseurs centraux dans ses couloirs. Si les qualités de Benjamin Pavard et Lucas Hernandez ne sont évidemment pas en cause, ce fait expose tout de même le manque de réservoir à ces postes dans l'Hexagone. Oui, la France a pris du retard. «Plus il y aura de modèles au plus haut niveau, plus le poste sera attractif, espère Thierry Guillou. Mais il y a toujours chez nous cette représentation négative, ce frein psychologique qui donne un réservoir assez restreint. Et puis en France, jusqu'à 13 ans, on joue au foot à 8 avec deux systèmes : le 2-4-1 et le 2-3-2. Du coup, les latéraux n'existent pas ! Les jeunes joueurs découvrent ce rôle sur le tard.»

L'enjeu se situe donc au niveau de la formation, et de la perception du poste sur le long terme : «Malgré l'inflation récente, est-ce que ce poste est moins considéré par les centres de formation parce qu'il est moins "rentable" ? s'interroge Guillou. Il faut savoir pourquoi on forme : pour intégrer le joueur à l'équipe première ou pour le vendre rapidement ? Avec la première option, on va plus considérer un latéral parce qu'il y a des besoins chez les pros, mais avec la deuxième on va moins s'y intéresser car il ne va pas permettre de gagner beaucoup d'argent à court terme.» Pour Raynald Denoueix, il est aussi question de culture. «Il y a une vision du football différente en Espagne, c'est certain, et ça donne forcément des profils différents, avec beaucoup d'anciens attaquants. J'ai en tête certains matches du Betis la saison passée avec Joaquin et Tello aux postes de latéraux...»

VAR, modèle Maxwell et recherche d'espace

En attendant de savoir si le football français parviendra à prendre le train en marche, certains imaginent déjà la suite. Quelle sera la prochaine évolution du poste de latéral ? «Je suis convaincu que l'arbitrage vidéo va changer le jeu, et ça concerne les latéraux, explique Jonathan Wilson. Désormais, les centres peuvent créer une situation de penalty à tout moment, il faudra donc des centreurs efficaces pour réussir à mettre le ballon dans la zone dangereuse.» De son côté, Matthieu Lille-Palette veut croire à des profils plus «équilibrés» : «Il y a eu une ère pré-2000 où on recherchait de vrais défenseurs, puis une ère post-2000 où on en a fait des ailiers. Le sens de l'histoire, c'est d'avoir des joueurs au rendement équivalent de chaque côté de la ligne médiane. Ces dernières années, celui qui ressortait le plus dans ce modèle, c'était Maxwell. Un joueur qui apportait de la stabilité quel que soit l'endroit du terrain où il se trouvait.» De la stabilité ? Très peu pour Raynald Denoueix : «Il faudra créer de l'espace ! Et pour ça, il faudra constamment se déplacer, ne pas rester "en place". Plus on avancera, mieux les équipes seront organisées, fortes physiquement, et il faudra donc redoubler d'intelligence avec le ballon. Et les joueurs seront de moins en moins spécialisés.» Rendez-vous dans dix ans ?

Cédric Chapuis