(L.Hahn/L'Equipe)

Tactique : Les dispositifs asymétriques et les systèmes hybrides peuvent-ils devenir la norme ?

Si la symétrie a longtemps servi de boussole aux entraîneurs au moment de dessiner leurs schémas, les techniciens du Vieux Continent et d'ailleurs sont de plus en plus nombreux à croire dans les vertus de dispositifs hybrides. Au point de voir l'asymétrie et les systèmes mouvants devenir, à terme, la nouvelle norme ?

13 avril 2003, stade Santiago Bernabeu. La Real Sociedad de Raynald Denoueix est en visite dans la capitale pour y défier les Galactiques. Après avoir obtenu le point du match nul à Anoeta à l'aller, les Basques doivent gérer une nouvelle problématique au retour. Luis Figo, Raul, Ronaldo et Zinédine Zidane sont cette fois tous alignés d'entrée et le Real joue avec un ailier droit mais... sans ailier gauche. «Face au Real, mon latéral droit était systématiquement perdu. A gauche du 4-4-2 madrilène, vous deviez théoriquement retrouver Zidane. Dans les faits, ce dernier n'était jamais dans le couloir mais à l'intérieur. Du coup, il vous posait des soucis au cœur du jeu et comme si cela ne suffisait pas, vous ne saviez pas quoi faire sur le côté. Si mon latéral le suivait, Roberto Carlos ou Ronaldo allaient plonger. Mais s'il ne le suivait pas ? En résumé, ce type d'organisation peut poser beaucoup de problèmes...» La Real finira par créer une nouvelle surprise (2-4, score final) mais Denoueix en est convaincu : l'asymétrie présente des avantages que ses défauts ne devraient pas occulter. Et ce n'est pas celui qui était en première ligne pour gérer la confusion créée par le système instauré par Vicente del Bosque au début des années 2000 qui dira le contraire. «J'essayais de défendre au mieux mais ce n'était pas facile, raconte Aitor López Rekarte, le latéral droit d'alors. Le Français passait son temps dans les demi-espaces et cela avait tendance à vous attirer vers l'axe. Or, si je resserrais, je permettais à Carlos de s'engouffrer. L'une des solutions était plutôt de tirer profit de ces espaces laissés libres une fois que l'on parvenait à récupérer le ballon...»

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«Pour pratiquer ce genre de système, vous devez avoir des garçons intelligents, capables de s'adapter en permanence.»

Comment expliquer alors que si peu d'entraîneurs s'essaient à des schémas asymétriques ? Après en avoir vanté les mérites une dizaine de minutes durant, l'ancien entraîneur de la Real Sociedad accepte de dresser la liste des griefs de ce genre d'organisation. «D'abord, et c'est fondamental, vous avez des joueurs. Le Real pouvait s'organiser de manière asymétrique parce qu'il comptait dans ses rangs un élément comme Claude Makelele, c'est-à-dire un mec capable de compenser et d'occuper les espaces que Roberto Carlos et Zidane n'occupaient pas. Ensuite, pour pratiquer ce genre de systèmes, vous devez avoir des garçons intelligents, capables de s'adapter en permanence. Enfin, ce type d'organisation est plus facile à mettre en place si vous avez le ballon durant les trois quarts du temps. Dans le cas contraire, ça peut vite devenir compliqué...» Le FC Metz, qui possédait le ballon moins de 50% du temps la saison dernière, l'a appris à ses dépens. Après un coup d'essai très concluant sur la pelouse de Geoffroy Guichard un soir de septembre 2019 (0-1), les joueurs lorrains ont mis du temps à trouver de la continuité dans le système hybride (sorte de 4-3-2-1 sans véritable ailier droit) dessiné par Vincent Hognon. En France, en dehors des Bleus dont une partie de l'épopée russe a reposé sur une animation asymétrique (Blaise Matuidi à gauche avec Kylian Mbappé en pendant droit), c'est Lille qui s'en tire le mieux dans le registre. Présenté de façon classique sur les écrans des différents diffuseurs du Championnat, le 4-2-3-1 (ou 4-4-2, c'est selon) de Christophe Galtier n'a de cesse de se déformer depuis la saison passée.

Lors du dernier exercice, le latéral gauche Domagoj Bradaric évoluait ainsi bien plus haut que ses trois compères de la défense lilloise en phase de possession. Cette saison - et avec succès -, c'est Benjamin André qui se positionne... un cran plus bas au moment où le LOSC cherche à impulser un mouvement offensif, pour mieux permettre à Zeki Celic (latéral droit) de se muer en ailier droit. Le tout afin de donner la possibilité à Luis Araujo (ou Jonathan Ikoné) et Jonathan Bamba, les deux ailiers sur le papier, de venir créer des surnombres à l'intérieur du jeu, aux côtés du duo Jonathan David - Burak Yilmaz. Une pratique qui s'est démocratisée au fil des dernières saisons outre-Manche, notamment sous l'impulsion de Pep Guardiola. A l'Etihad Stadium de Manchester, il n'est ainsi pas rare de voir les Citizens basculer en 3-2-5. Mais alors que le technicien catalan demandait à ses deux latéraux de venir au cœur du jeu lors de sa première saison en Angleterre, formant un système parfaitement symétrique, les deux latéraux reçoivent désormais chacun une consigne différente. L'un rentre à l'intérieur du jeu quand l'autre se déporte très haut (à hauteur de ses trois attaquants) le long de la ligne de touche. Une manière d'attaquer que Mikel Arteta, disciple de Guardiola s'il en est, a rapidement inculqué à ses Gunners une fois le costume de numéro un enfilé.

«Ne pas mélanger tactique et organisation»

Problème : si de telles animations permettent de poser des difficultés à l'adversaire (situations de un contre un dans les couloirs et multiplicité de solutions pour combiner à l'intérieur du jeu, notamment), elles peuvent s'avérer couteuses en énergie sur le plan physique et... intellectuel. A Bordeaux, plusieurs joueurs ont par exemple fini par se lasser des consignes de Paulo Sousa et de son schéma hybride. Et en Gironde, cette organisation a coûté des maux de tête au tacticien portugais, lui qui a semblé passer une partie de son temps à chercher - en vain - des individualités à même d'effectuer certaines des tâches qu'il avait imaginées. L'analyste vidéo d'une équipe du top 5 européen confirme cet écueil : «Quand tu "déformes" en cours de match, les transitions défensives sont parfois difficiles à assumer. Il vous faut donc du temps et beaucoup de pédagogie pour que les mecs sachent quoi faire lorsque telle ou telle situation se produit. A quel moment je dois venir reformer la ligne que j'avais quittée après que l'on a récupéré le ballon ? Dois-je rester dans la position que j'occupe sur le plan offensif et presser à la perte ou au contraire me replacer instantanément une fois le ballon perdu ?» A demi-mots et après nous avoir confié qu'il lui était déjà arrivé de ne pas comprendre où l'entraîneur en chef souhaitait aller, l'analyste confesse qu'il existe un risque de perdre les joueurs.

«Lorsque les deux schémas sont identiques, chaque adversaire sait où trouver son vis-à-vis. Lorsque vous introduisez de l'asymétrie, vos adversaires peuvent se sentir déboussolés»

«Avant de faire des choix, l'entraîneur doit se demander s'il dispose d'éléments capables d'appliquer ce qu'il envisage, poursuit Denoueix. Prenez l'exemple de Guardiola, au Bayern. A l'époque, il avait Alaba et Lahm dans son effectif. Ce sont deux joueurs qui peuvent jouer partout. Quand un coach s'adresse à ce genre de joueurs ou à Xabi Alonso, il sait qu'il peut leur demander un tas de choses. Ce n'est pas le cas de tout le monde.» Et le mythique entraîneur du FC Nantes d'effectuer un distinguo qu'il juge essentiel. «Je ne mélange pas tactique et organisation. Pour moi, ce qui est tactique c'est prendre des infos, les analyser et décider. Ça, à chaque seconde, les joueurs doivent le faire. L'entraîneur ne peut pas téléguider ses joueurs. Pourquoi je vais me déplacer ? Pourquoi je demande le ballon ? Pourquoi je ne le demande pas ? Tout est tactique. C'est pour ça que c'est essentiel que le technicien parvienne à bien identifier le potentiel de ses joueurs

Pep Guardiola donne ses dernières consignes à Xabi Alonso, ancien joueur de Raynald Denoueix. (SebastianWidmann/WITTERS/PRESS/PRESSE SPORTS)

Coup d'un soir et innovation

Puisque les effectifs du calibre de ceux de Manchester City ou du Bayern Munich se comptent sur les doigts d'un peu moins de deux mains, l'asymétrie et les schémas hybrides ne seraient donc pas à la portée de tout le monde. Vraiment ? Pour Denoueix, l'affaire est un peu plus complexe. Celui qui passe encore une bonne partie de son temps à scruter les rencontres européennes, distingue coup d'un soir et 38 journées. «Vous avez certaines parties durant lesquelles deux organisations se calquent l'une sur l'autre, image-t-il. L'asymétrie vous permet de sortir de cela. Lorsque les deux schémas sont identiques, chaque adversaire sait où trouver son vis-à-vis. Lorsque vous introduisez de l'asymétrie, vos adversaires peuvent se sentir déboussolés. C'est quelque chose que vous pouvez mettre en place sur un match, si vous avez identifié une faille chez l'adversaire.»

«L'essentiel est désormais de créer des espaces et il vous faut mettre des choses innovantes en place pour en créer»

Son de cloche identique chez Lopez Rekarte, qui faisait partie de la même promotion que Xavi, Raul ou encore Xabi Alonso au moment d'obtenir ses diplômes d'entraîneur, «puisque l'essentiel est désormais de créer des espaces et qu'il vous faut nécessairement mettre en place des choses innovantes pour en créer.» Et pour remporter un championnat alors, asymétrie ou non ? Denoueix ferait plutôt appel à la malléabilité des dispositifs, en distinguant deux phases : celle durant laquelle l'équipe possède le ballon et celle durant laquelle elle court après. N'est-ce pas en procédant de la sorte que Carlo Ancelotti a permis au Real Madrid de décrocher la dixième Ligue des champions de l'histoire du club (victoire 4-1 à l'issue de la prolongation face à l'Atlético, le 24 mai 2014) ? Lors de la saison 2013-2014, du Bernabeu au Stade de la Luz de Lisbonne, théâtre de la finale, le metteur en scène italien avait demandé à Gareth Bale, titulaire en tant qu'ailier droit dans le 4-3-3 madrilène, de redescendre d'un cran lorsque la Maison Blanche perdait le ballon. Pour mieux former un pur 4-4-2, à plat, avec les seuls Benzema et Cristiano Ronaldo aux avants postes. En un coup tactique, l'Italien venait de redonner de la stabilité à un édifice qui était devenu trop brinquebalant lorsque l'intensité s'élevait. «Défensivement, tu n'as pas d'autre choix que d'être structuré et de reformer trois ou quatre lignes, c'est la meilleure façon de défendre, souligne Maxime Chalier l'analyste vidéo de Thierry Henry dont le Montréal se déforme constamment ou presque. C'est la base. Même Guardiola le fait ! Contre Arsenal (NDLR : victoire 1-0 des Citizens le 17 octobre), tu peux te demander comment il attaque car tu as le latéral droit au cœur du jeu et Bernardo (Silva) qui vient chercher des ballons très bas. Mais à la perte c'est plus organisé avec une sorte de 4-4-2 ou 4-4-1-1

Pour mieux "équilibrer" son 4-3-3, Carlo Ancelotti avait demandé à Gareth Bale de reculer d'un cran à la perte. (CARO MARIN/EXPA/PRESSE SPORTS/PRESSE SPORTS)

Structure défensive et composition d'effectif

Les 4-4-2 (dont on se demande s'il existe meilleur système pour défendre), le 3-5-2 et autre 4-3-3 plutôt traditionnels ont donc encore de beaux jours devant eux. Au moins dès l'instant où les différentes équipes d'Europe et d'ailleurs perdent le cuir. Mais quid du coup d'envoi d'une saison ? Un entraîneur ne pourrait-il pas décider de renverser le paper board et d'opter clairement pour un schéma asymétrique d'entrée de jeu, dès la préparation estivale ? «J'y ai déjà pensé mais je ne l'ai jamais vraiment pratiqué, confesse Raynald Denoueix. J'y ai pensé car c'est tentant. Vous savez pertinemment que vous allez poser des problèmes à l'adversaire, en jouant de la sorte. C'est pas simple mais si jamais vous avez un effectif qui s'y prête, pourquoi pas ! Admettons que vous vous retrouviez avec beaucoup d'attaquants axiaux de bon niveau et un seul ailier du même niveau que ceux-là. Vous pouvez alors envisager de jouer avec deux attaquants dans l'axe et un seul ailier. Mais il vous faudra alors avoir, au sein de votre effectif, un milieu capable de compenser le côté inoccupé, c'est toujours pareil. Encore une fois, tout dépend de votre groupe. Mais si vous avez deux attaquants capables de planter vingt buts chacun et un seul ailier qui a vingt passes décisives dans les jambes, pourquoi vous ne tenteriez pas d'aligner un onze asymétrique ? Pourquoi aligneriez-vous un 4-3-3 classique ?» Et comment réagirait l'adversaire ? Outre-Atlantique, les analystes vidéo de la plupart des équipes ayant rencontré l'Impact de Montréal avouent avoir été décontenancé (ou à minima surpris) au moment d'analyser les matches de la bande de Thierry Henry.

«C'est plus intéressant d'être intégré à un projet dans lequel tu as une idée claire de comment tu vas faire mal à l'adversaire, de comment l'animation collective va surprendre.»

Maxime Chalier confirme, s'en félicite et tient à ajouter une ou deux phrases en mesure d'en inciter plus d'un (parmi les entraîneurs), peut-être, à sortir de leur zone de confort. Plus que les coaches, ce serait les joueurs qui y gagneraient. «C'est plus plaisant pour tout le monde non ? C'est plus intéressant d'être intégré à un projet dans lequel tu as une idée claire de comment tu vas faire mal à l'adversaire, de comment l'animation collective va surprendre. Mais c'est sûr que tout cela prend du temps. Il faut que l'ensemble des joueurs reconnaissent les situations et y apportent les mêmes réponses. Si tu n'as pas ça, l'exécution ne sera pas la bonne et ça ne fonctionnera pas.» Tous les témoins interrogés confient la même chose : pour (bien) jouer avec une animation asymétrique ou un schéma hybride, il faut de la patience et donc du temps. Mais tous estiment également qu'après une rigoureuse analyse des forces en présence, le jeu peut en valoir la chandelle.

Thymoté Pinon