Henrikh Mkhitarian (Arsenal) a décidé de ne pas se rendre à Bakou pour disputer la finale de la Ligue Europa. (Marc Atkins/Offside/Presse Sports)

Mkhitarian, le casse-tête azéri

L'absence du Gunner Henrikh Mkhitarian à Bakou, où se joue la finale de la Ligue Europa entre Arsenal et Chelsea ce mercredi (21 heures), a ravivé le souvenir du conflit qui oppose l'Azerbaïdjan et l'Arménie voisine depuis la fin des années 1980.

C'est une attitude qui en dit long sur la situation. Interrogé par CNN le 24 mai sur l'étendue des moyens mis à disposition par son pays pour garantir la sécurité de Henrikh Mkhitarian, joueur arménien d'Arsenal qui a dû renoncer à participer à la finale de la Ligue Europa en raison du conflit entre l'Arménie et l'Azerbaïdjan, le ministre des sports azéri Azad Rahimov a versé dans le sarcasme : « Que vouliez-vous qu'on fasse de plus ? Qu'on lui envoie un jet privé, escorté par deux avions de chasse F-16 ? »

Blague à part, il assure qu'Arsenal a reçu toutes les garanties des différentes institutions azéries que son joueur serait autorisé à faire le voyage jusqu'à Bakou et que sa sécurité serait garantie sur place. Des promesses vaines : après avoir discuté avec le joueur et sa famille, Arsenal a annoncé le 21 mai que Mkhitarian renonçait à faire le déplacement avec les Gunners. L'UEFA, contactée par L'Équipe, confirme avoir « demandé et reçu de la part des plus hautes autorités du pays toutes les assurances nécessaires concernant la sécurité du joueur en Azerbaïdjan » et respecter « la décision personnelle du joueur de ne pas voyager avec son club ».

Pas une première pour « Micki »

Une « décision personnelle » qui interroge, et qui remet sur le devant de la scène un conflit gelé depuis des années. D'autant que ce n'est pas une première pour le joueur. En octobre, il manquait déjà le déplacement des Gunners à Bakou pour affronter Qarabag, en phase de groupes de la Ligue Europa. La communication était alors minimale de la part des Gunners, qui n'évoquaient pas la sécurité. « Il ne peut pas y aller », avançait l'entraîneur Unai Emery, esquivant les questions sur un conflit politique qui dépasse ses prérogatives.

En 2016, alors qu'il jouait encore pour le Borussia Dortmund, « Micki » devait également renoncer à un match de groupes de Ligue Europa contre les Azéris de Qabala. Des raisons de sécurité étaient alors évoquées, mais la nuisance restait mineure : « Ça ne le dérange pas de ne pas y aller, glissait alors le président du club Hans-Joachim Watzke. Si ça avait été une demi-finale, peut-être aurions-nous réfléchi autrement ». Des mots qui, forcément, reprennent de la résonnance, trois ans plus tard, alors que le problème est resté le même ; D'autant plus à l'aube d'une finale.

Conflit géopolitique et propagande

Les craintes du joueur sont dans une certaine mesure justifiées. Pour les comprendre, il faut remonter vingt-cinq ans en arrière : en 1994, un cessez-le-feu est signé entre Bakou et Erevan, après plus de six ans d'une guerre autour de l'enclave du Haut-Karabagh. Cette enclave, historiquement habitée en grande majorité par des Arméniens, est devenue azérie après la dislocation de l'URSS (1991). S'engage alors un conflit qui débouchera sur l'occupation militaire du territoire par l'Arménie, qui annexera également d'autres territoires azéris proches. « Le régime actuel, qui est un régime autoritaire, a bâti sa légitimité sur sa capacité à prendre sa "revanche" sur l'Arménie, analyse un ancien responsable politique de la région. L'Arménie est montrée comme l'ennemi absolu. »

En conséquence, il est par exemple impossible pour un citoyen arménien ou un ressortissant d'obtenir un visa pour entrer en Azerbaïdjan. « La venue de ce joueur (en Azerbaïdjan) aurait forcément entraîné une réaction du peuple, poursuit-il. Il est tout à fait possible qu'il ait peur d'y aller, et qu'il n'ait pas voulu prendre de risques. »

Les sportifs azéris ne sont pourtant pas bannis des compétitions se déroulant en Azerbaïdjan. En 2015, les Jeux Européens organisés à Bakou avaient vu la participation d'une délégation arménienne de vingt-cinq sportifs. Pas sans agitation toutefois : accueillis par les huées et des menaces de mort venues des tribunes, les sportifs arméniens étaient constamment escortés par des gardes du corps et leurs déplacements limités. Idem en 2007, lors des Championnats du monde de lutte gréco-romaine dans la capitale azérie : « Même pour aller aux toilettes, on était sous étroite surveillance, avait confié le lutteur Arsen Julfalakian à RFE. On était séparés du public, on ne pouvait pas aller en ville ». Si aucune agression physique n'a eu lieu, cette lourde pression psychologique a pu peser dans le choix de Mkhitarian.

L'absence quasi-certaine de risque n'a pas empêché le joueur de faire son choix

Ces précédents auraient pu rassurer le milieu des Gunners sur la capacité azérie à garantir sa sécurité. D'autant que ces dernières années l'Azerbaïdjan investit massivement son argent, amassé grâce à l'exploitation du pétrole dans son sol, dans une politique de « soft-power » par le sport qui l'oblige à soigner son image, et donc à éviter tout scandale. « S'il y a une chose à laquelle l'Azerbaïdjan n'avait pas intérêt, c'était qu'il arrive quoi que ce soit à Mkhitarian, analyse Étienne Perat, maître de conférences en histoire contemporaine à Sciences Po Lille. Le joueur aurait sans doute été confronté à des manifestations du public, mais il n'y aurait pas eu de risque pour sa sécurité au sens strict. »

Une manière d'insinuer que si Mkhitaryan ne s'est pas rendu en Azerbaïdjan pour la troisième fois de sa carrière c'est qu'il y a un peu plus que des questions de sécurité derrière sa décision. « Ce n'est pas quelqu'un qui s'est souvent positionné politiquement, comme Özil par exemple, analyse Jean-Baptiste Guégan, expert en géopolitique du sport. Mais c'est un Arménien. Et il sait qu'être arménien en Azerbaïdjan c'est être une cible. Il peut aussi vouloir se servir de son « arménité » pour s'engager ». C'est ce qui s'était déjà produit lors des Jeux Européens de 2015, auquel certains athlètes arméniens avaient refusé de participer, ou lors du concours Eurovision 2012 de la chanson, organisé par l'Azerbaïdjan et que l'Arménie a boycotté. « Il ne donne aucun élément concret pour expliquer sa crainte de venir, abonde Étienne Perat. C'est un choix individuel qui peut se comprendre vu le contexte, mais il est difficile de considérer que l'Azerbaïdjan est particulièrement en faute. C'est un peu à l'image de la relation entre les deux pays : chacun critique l'autre, mais rien n'avance. »

Un peu à l'instar du Qatar, l'Azerbaïdjan tente depuis plusieurs années de développer son « soft-power », son influence au-delà de la politique. Membre de l'UEFA, l'association azérie a ainsi pu permettre à Bakou d'accueillir l'Euro U17 en 2016, la finale de la Ligue Europa cette saison et surtout quatre matchs de l'Euro 2020. Une influence qui passe aussi par le sponsoring : la compagnie pétrolière et gazière de l'État azéri, SOCAR, est devenue en 2013 un partenaire majeur de plusieurs compétitions d'équipes nationales de l'UEFA, dont l'Euro 2016 et les qualifications pour la Coupe du Monde 2018. L'office du tourisme azéri s'était, il y a quelques années, affiché sur les maillots de l'Atlético de Madrid et du RC Lens, qui avait par ailleurs fait l'objet d'une tentative de rachat par l'homme d'affaires azéri Hafiz Mammadov. Des sponsorings qui ont depuis pris fin. L'Azerbaïdjan n'est pas encore le Qatar, mais ses récentes prises d'initiative dans le football européen montrent son ambition.

« Ça arrange tout le monde »

La non-venue de Mkhitarian à Bakou, et la polémique qui en découle, interrogent également sur le rôle des instances. Le règlement de l'UEFA à ce sujet est clair, c'est à l'association organisatrice et hôte de l'événement d'en garantir la sécurité. Elle n'a donc, en soi, pas à ingérer, et évite de façon générale à avoir à gérer ce type de situations (en empêchant, par exemple, deux sélections ou clubs de pays en conflit de se rencontrer dans ses compétitions). En permettant à un pays membre ouvertement en conflit avec un autre d'accueillir une finale européenne, l'UEFA s'est exposée à un risque qui aurait pu constituer une exception dans sa gestion : « Une prise de position forte de l'UEFA aurait été un excellent moyen de montrer qu'à aucun moment le football ne doit être victime du climat géopolitique », estime Jean-Baptiste Guégan.

Mais l'UEFA n'a pas spécialement intérêt à publiquement réprimander l'Azerbaïdjan, dont les investissements massifs dans le football lui ont permis de gagner en influence ces dernières années. Il est également question, pour le président de l'UEFA Aleksander Ceferin, de préserver à son avantage un équilibre précaire dans la région : « Il a été élu en partie grâce aux voix des anciens pays de l'URSS, qui ont gardé une forme d'unité, poursuit Jean-Baptiste Guégan. L'UEFA a peut-être haussé le ton en off, mais elle n'avait aucun intérêt à montrer une extrême fermeté publiquement car si vous vous attaquez à un pays du Caucase vous vous mettez à dos le pays et ses alliés dans la région. »

Le fait qu'un joueur arménien décide de ne pas jouer une finale de Coupe d'Europe en Azerbaïdjan en raison du conflit entre les deux pays peut paraître comme un aveu de faiblesse, mais se révèle finalement un moindre mal pour toutes les parties : « Au final, le fait qu'il ne vienne pas, ça arrange tout le monde. Mais c'est une défaite pour le football et une défaite pour le joueur. »

Des coulisses au terrain, une défaite d'Arsenal mercredi face à Chelsea prendrait forcément une dimension particulière à la lumière de cet événement, qui le prive d'un atout offensif de qualité dans sa quête d'un premier titre européen depuis 1994 (Coupe des coupes). « L'absence de Mkhitarian pourrait avoir un impact négatif sur l'équipe, craint Elshan Abdullayev, président de l'association des fans d'Arsenal en Azerbaïdjan. Mais, pour moi, ce n'est pas un joueur essentiel au système d'Emery. Personnellement, j'espérais qu'il viendrait et montrerait que le sport dépasse la politique. Cela aurait été un pas vers la paix dans la région, on ne peut qu'imaginer à quel point sa venue aurait été symbolique. »