Michel Platini (L'Equipe)

Michel Platini sur France-RFA 1982 : «Un moment sublime, merveilleux»

En ces temps de confinement, FF vous propose de (re)découvrir plusieurs grands entretiens parus dans l'histoire de notre magazine. Retour en 2012, lorsque Michel Platini avait accepté de revenir en détails sur l'inoubliable France-RFA de 1982.

Michel Platini a dit oui d'emblée. Raconter son 8 juillet 1982, trente ans après. Tout en précisant : «Je n'en parlerai pas avec d'autres. Je préfère que ça reste dans le foot, dans les bouquins, les publications. C'est l'histoire du football.» Au siège de l'UEFA, à Nyon, sur la rive suisse du lac Léman, celui qui était alors le patron du football européen est donc redevenu, l'espace d'une heure, le numéro 10 et capitaine d'une magnifique équipe de France. Une équipe qui, ce jeudi-là à Séville, n'est plus qu'à un match d'une finale de Coupe du monde...

«Michel Platini, quelle est la première image qui vous vient à l'esprit quand vous songez au 8 juillet 1982 ?
Les bras levés de Hrubesch quand il marque le penalty. Il avait des bras immenses. Ils allaient jusqu'au ciel, je crois... Il marque et il fait ça (NDLR : il imite l'attaquant allemand en levant les bras)...

Et c'est la fin...
C'est la fin... ou le début de quelque chose. C'est la fin d'un match et c'est le début d'une légende. Si on avait gagné, on ne ferait pas un numéro spécial sur Séville. On ferait un numéro spécial sur la finale, qu'on aurait peut-être perdue...

On y reviendra. Mais vous avez toujours dit que ce match constituait un sommet...
C'est certainement le plus beau moment de ma carrière. Si on peut isoler un moment, parce que j'ai toujours considéré que le plus beau moment de ma carrière, c'était ma carrière. Mais si on doit ressortir un moment où on est passé par tous les sentiments du monde... Le plus beau livre que j'aurais à lire, la plus belle pièce de théâtre à laquelle je pourrais assister, le plus beau film que je pourrais voir, c'est ce match-là. C'est un moment qui te fait dire, après coup : “P..., je suis content d'avoir été là !” Même si tu as perdu. Et toute la légende, tout le mythe vient du fait qu'on a perdu. Moi, je trouve que c'est un moment sublime dans l'histoire d'une vie, dans l'histoire d'un groupe, dans l'histoire du football, dans l'histoire du monde. C'est vraiment sublime, merveilleux ! En acceptant la défaite. Mais il y a vraiment beaucoup de choses qui se sont passées...

Ce n'était pas contre n'importe quel adversaire. Vous auriez pu aussi retrouver, en demi-finales, l'Angleterre, qui vous avait battus lors du premier match (3-1)...
Vous savez, on s'est retrouvés là un peu par hasard. C'est ce jour-là qu'on est devenus une grande équipe. Étrangement. C'est en perdant ce match-là qu'on devient une grande équipe. C'est ce match qui nous fait dire qu'on est une bonne équipe. On ne perd pas contre l'Allemagne, on est éliminés aux penalties, et l'Euro se joue après... Toute cette génération l'a en tête... Génération qui est là grâce au match contre la Hollande qu'on gagne avant, hein ! (France - Pays-Bas, 2-0, le 18 novembre 1981.) Si on ne gagne pas contre la Hollande, on n'est pas là, on n'est rien du tout ! Il faut replacer tout ça dans son contexte. Pour cette équipe-là, Séville a représenté le début d'une aventure. Qui s'est mal terminée en 1986. Parce que, autant on peut perdre ce match en 1982, autant on est meilleurs en 1986, et autant on doit gagner la Coupe du monde en 1986.

Dès le lendemain de ce match de Séville, vous dites : "Ce Mondial a permis de montrer la valeur de notre jeu. Et c'est maintenant au Championnat d'Europe 1984 qu'il faut penser."
Reprenez l'histoire depuis le début. 1978-1980 : on ne se qualifie pas pour l'Euro. Avant 1982, on ne gagne pas un match (en 1980-81, la France est battue en Allemagne de l'Ouest, en Espagne, aux Pays-Bas et contre le Brésil ; à l'automne 1981, elle s'incline en Belgique, puis en Irlande). On en gagne un, c'est contre la Hollande. Après, on perd les matches amicaux (défaites contre le Pérou et le pays de Galles, match nul contre la Bulgarie). Puis, à la Coupe du monde, on perd contre l'Angleterre à Bilbao. On bat le Koweït et on fait match nul contre la Tchécoslovaquie. Après, alors qu'on aurait dû se retrouver dans un groupe avec l'Allemagne et l'Espagne, on est avec l'Autriche et l'Irlande du Nord : ça change un peu... Donc, oui, on se retrouve à Séville par hasard. Complètement par hasard ! Voilà, c'est comme ça. Et on se retrouve au bon moment, le 8 juillet....

Le jeudi 8 juillet. À Séville, il faisait très chaud...
Il faisait très chaud. Il a fait chaud pendant tout le Mondial.

Est-ce que vous conservez un souvenir précis des heures qui ont précédé ce match ?
Je me souviens du contexte. Il y a des joueurs qui étaient aux soins. Moi, j'ai passé la Coupe du monde à me soigner, parce que j'avais une pubalgie. J'avais reçu une béquille (de la part du Tchèque Panenka), je n'avais pas joué le match contre l'Autriche. J'étais donc tout rouge d'un côté (sur la cuisse droite) et brûlé de l'autre parce que j'avais taclé. Pour la pubalgie, je passais mon temps à faire du "Dynapulse" (appareil de thérapie électromagnétique). Pendant quatre heures, chaque jour ! Je ne m'entraînais pas, je ne pouvais pas. Le lendemain d'un match, pendant la Coupe du monde, je ne pouvais pas monter des escaliers. Je ne marchais pas, je pouvais encore moins courir. La veille du match, je commençais à courir, mais je ne pouvais pas taper dans le ballon. Et le jour du match, je jouais. Moi, les Coupes du monde, je les ai toujours passées avec des soins et des anti-inflammatoires. Donc, en Espagne, je passais mes journées comme ça. Aux soins, pendant que les autres se reposaient, à la piscine...

Ce France-Allemagne ne débute pas de la meilleure des façons. Littbarski ouvre le score, vous égalisez sur penalty. Dans quel état d'esprit êtes-vous ?
Moi, je vais dire comme diront tous les autres joueurs : je revois le match jusqu'à la séance des tirs au but. Ou plutôt jusqu'au moment où l'on mène 3-1. Moi, il y a longtemps que je ne l'ai pas revu. Bon, on était bien physiquement, on était en forme. La seule chose, c'est qu'on manquait d'expérience. La seule chose, c'est qu'on se fait rouler par l'arbitre. La seule chose, c'est qu'il ne siffle pas penalty et expulsion. La seule chose, c'est qu'on a deux joueurs à l'hôpital et qu'eux ils font entrer Hrubesch et Rummenigge. À un moment, avec l'expérience, tu sens que ça va être dur de gagner, tu le sens. Tu as tout contre toi ! C'est peut-être pour ça qu'il est entré dans la légende, ce match...

Physiquement, vous paraissiez assez légers comparés aux Allemands...
Ah bon ?

Au niveau des gabarits.
On n'était pas légers ! Tu rigoles ou quoi ? Il y avait Marius Trésor !

Oui, mais au milieu : Tigana, Genghini, Giresse...
Mais Paul Breitner n'était pas plus grand que moi. Felix Magath n'était pas plus grand que moi. Dremmler n'était pas plus grand que moi. Il y avait Briegel qui était costaud. Et Fischer. Mais nous aussi, on avait de grands costauds : Giresse, Genghini... De grands costauds ! Mais, plus sérieusement, je pense que ce fut un grand, grand match !

«On se retrouve à Séville par hasard. Complètement par hasard !»

«Si c'est Battiston qui me donne le ballon...»

Il est vrai que le scénario complètement fou de cette demi-finale a occulté la qualité du jeu pratiqué ce jour-là.
Un grand match ! Mais pour faire un grand match, il faut deux équipes. Et les Allemands, ils n'étaient pas mal, hein ! Avant le match, on n'est pas favoris du tout. On était fait davantage pour remporter la Coupe du monde 1986 que celle de 1982.

Un des moments clés du match, c'est bien sûr la sortie de Genghini à la 51e minute...
Oui, il avait été blessé par Kaltz ! Et là, on fait entrer Battiston.

Et, à la 57e minute, vous lui donnez un ballon en profondeur...
Oui, c'est dommage, c'est lui qui aurait dû me donner le ballon, et pas l'inverse ! (Rire.) Parce que si c'est lui qui me le donne, je vais marquer le but, je ne le mets pas à côté.

Il frappe, la balle part...
Moi, j'ai regardé la balle.

Et vous ne voyez donc pas l'impact entre Battiston et Schumacher ?
Non. J'étais à côté de l'arbitre. Arbitre que j'ai rencontré, un jour !

Ah oui ?
À Amsterdam. Finale de Ligue des champions Real-Juventus, 1-0, but de... Mijatovic (1998). Et là, je rencontre l'arbitre. Enfin, il vient vers moi : “M. Platini, bonjour, vous vous souvenez de moi ?” Je lui réponds non. Il me dit : “Je suis M. Corver.” Je lui dis alors : “Ah là, je me souviens, maintenant !” Lui : “Voilà, je tenais à vous dire, on n'a pas eu le temps d'en parler, mais je n'ai pas vu le choc, j'ai suivi la balle...” Je lui ai répondu : “Je peux comprendre, parce que moi aussi, j'ai suivi la balle.” C'était plus important, le ballon, que les cervicales de Battiston. Donc, j'ai suivi la balle et je n'ai pas vu l'impact. Et je pense qu'il y a beaucoup de gens qui, du regard, ont suivi le ballon. Et donc beaucoup qui n'ont pas vu l'impact. C'est pour ça qu'on a tous été un peu étonnés de voir Patrick par terre. Il n'y a pas eu de réaction immédiate, de violence contre Schumacher. Parce qu'on avait regardé la balle. Mais après, on nous a raconté et ça a été un peu plus violent...

Et ensuite, il y a cette image si marquante de Battiston emporté sur une civière, avec vous à côté qui lui tenez la main...
Oui, tout à l'heure, vous m'avez demandé quelle image je conservais de Séville. Et j'ai préféré citer les bras en l'air de Hrubesch parce que cette image est la conclusion de cette journée du 8 juillet. Mais, bien sûr, Patrick, c'est un ami. Trois ans en chambre ensemble. Et là, il était inanimé. C'était très, très grave ! Il est passé tout près de la catastrophe !

Vous aviez déjà vu, sur un terrain, un joueur sans connaissance ?
Non, jamais.

Et après, cela vous est arrivé ?
Non.

Et là, devant Battiston inanimé, vous avez eu peur ?
Oui, j'ai eu peur. J'ai eu peur et, pourtant, il faut continuer... Et c'est Lopez qui rentre. Et là, je ne suis pas bon. On a manqué de sens tactique. Complètement. Si je suis en Italie depuis deux ans, si on est en 1984 ou en 1986, on ne le perd pas, ce match ! Parce que j'aurais fait quelques changements. Lopez s'est occupé de Rummenigge (entré durant la prolongation), Janvion de Fischer. Ç'aurait dû être le contraire. Mais je n'avais pas le recul nécessaire et la lucidité, avec tout ce qui se passait autour, pour faire quelque chose.

Avec deux ans de culture italienne, les choses se seraient passées différemment ?
J'aurais réorganisé l'équipe sur le terrain. Je pense. Mais bon...

Michel Platini accompagne Patrick Battiston, sorti sur civière après la sortie violente d'Harald Schumacher. (L'Equipe)

«On a manqué de sens tactique. Si je suis en Italie depuis deux ans, on ne le perd pas, ce match !»

Sur le terrain, Lopez a donc remplacé Battiston. Et le score reste à 1-1 jusqu'à la fin du temps réglementaire...
Avec le tir d'Amoros (88e). Et là, on les bouffe ! Là, on est sur un nuage. S'il doit y avoir bagarre rangée, il y aura bagarre rangée ! Il y avait un degré d'énervement de tout le monde... et de la haine ! Ce jour-là, il y a eu de la joie, de la haine, de la violence, de la rancœur, de l'amitié, de la sympathie, de... il y a tout eu ! Mais là, on est dans un moment de haine !

De la haine qui donne sans doute de l'énergie, mais offre-t-elle aussi de la lucidité ?
Elle donne de l'énergie. Mais après, le match te fait oublier le pourquoi du comment de la haine. Parce que, après, à 3-1, tu oublies que Patrick est à l'hôpital. Comme moi, quand on a joué au Heysel et qu'on ne savait pas qu'il y avait des morts. Tu es dans ton monde...

On est passés un peu vite de 1-1 à 3-1. Au début de la prolongation, Marius Trésor marque ! Une superbe reprise de volée, sur un petit coup franc côté droit, de Giresse...
Un but d'anthologie. Mais Marius, c'est un ancien avant-centre. Donc, il avait retrouvé ses gestes d'avant-centre.

S'il y avait eu le but en or, c'était fini, vous étiez qualifiés !
C'est pour ça que j'ai toujours été pour le but en or. C'est peut-être à cause de ça.

Six minutes après Trésor, au tour de Giresse de marquer !
Le but de Gigi est très beau aussi...

L'image de sa joie a marqué les esprits, elle a servi de générique, aussi...
Eh bien, oui, il est parti droit vers la caméra ! Il est fort, ce Gigi ! Formidable !

Vous menez donc 3-1 et il reste vingt minutes. C'est dans la poche ?
Oui, mais après il y a les aléas du match. Pourquoi on marque deux buts et qu'eux, ils n'auraient pas le droit de marquer deux buts ? Après, on n'a pas de remplaçants, eux ont fait entrer Hrubesch et Rummenigge, qui était blessé, mais c'étaient quand même deux des meilleurs attaquants du monde ! Et nous, on n'a personne à faire entrer. Et voilà, ça se passe comme ça. Et si nous, on marque deux buts, eux ont le droit de marquer deux buts !

«C'était le dernier match de l'insouciance»

Parce que Christian Lopez, quand il entre, la première chose qu'il vous demande, c'est : "Je joue où ?" Et vous lui répondez : "Au milieu !"
Il aurait dû demander à Michel Hidalgo, déjà. Mais les Allemands, eux, font entrer Hrubesch (73e), puis Rummenigge (97e). Nous, on ne peut plus faire rentrer personne, tout le monde est à l'hôpital ! Donc, c'est un peu compliqué... Hrubesch, Rummenigge, Fischer, Littbarski... On se retrouve dans une situation tactique qu'on ne connaît pas. Parce qu'on ne peut pas dire qu'on a toujours attaqué. On nous a reproché d'avoir toujours attaqué. Moi, je pense qu'on a passé notre temps derrière. On n'avait pas la force d'attaquer, on avait dépensé beaucoup d'énergie. C'était intéressant comme match ! Mais on manquait d'expérience.

Manque d'expérience, manque de culture...
Manque de culture technico-tactique... Je pense que c'est le dernier match... comment dire ? Le dernier match libre. Le dernier match... Je voudrais trouver le bon terme... C'était le dernier match de l'insouciance, de la liberté tactique, où l'on jouait, quoi ! Ce qui était bien ! À partir de là, peut-être à cause de moi, parce que je suis allé en Italie, on a commencé tactiquement à davantage préparer les matches, avec les joueurs, à discuter d'autres choses... Je pense que c'est le dernier match de l'équipe de France insouciante. Après, je suis en Italie, je suis capitaine, on a d'autres discours de préparation que ceux qu'avait Michel (Hidalgo), qui étaient plus fondés sur la moralité, l'humanité, la philosophie... que sur des détails.

Il y a un débat permanent autour du rôle de Michel Hidalgo par rapport au vôtre, et du vôtre par rapport à celui du sélectionneur. Certains disaient que...
... que c'était moi qui faisais l'équipe ? Non, je pense qu'à un certain moment les joueurs se sont un peu plus pris en main tactiquement. Après, on avait une ossature, avec Gigi (Giresse), Max (Bossis), avec d'autres joueurs... Pourquoi s'est-on davantage pris en main ? Parce que c'est la période où j'étais à la Juve (à partir de l'été 1982), on en discutait... Bordeaux commençait à monter aussi, à avoir de la bouteille. On avait donc une approche un peu plus tactique qu'avant...

Mais vous est-il arrivé de marcher sur les plates-bandes de Michel Hidalgo ?
Non, jamais de la vie ! Non, non, non ! Par exemple, je n'ai jamais demandé qu'il sélectionne un joueur, je ne me suis jamais occupé des listes, des joueurs, jamais de la vie ! Après, entre les onze, on discutait entre nous, on disait : "On fait ci, on fait ça..." On connaissait mieux les joueurs. Je ne pense pas que Michel (Hidalgo) allait voir toutes les équipes, tous les joueurs... Il ne connaissait pas tous les joueurs. Nous, on les connaissait. Et puis, après, l'équipe de France commençait à avoir de l'expérience. Donc, c'était normal qu'on se voie entre nous. Ça faisait des années qu'on était là, on connaissait les joueurs en face... Donc, à Séville, on est entrés dans un autre monde. Totalement.

Une page est tournée ?
Avant, on était sympas, libres... amateurs. Mais peut-être qu'amateurs, c'est un peu négatif ? Je veux dire "amateurs" dans le sens de libres. Après Séville, on est devenus plus conscients de nos responsabilités, de nos possibilités, en disant : "Maintenant, on va gagner !" Avant, perdre, ça ne changeait pas grand-chose. Séville, c'est le tournant de beaucoup de choses ! Mais le tournant de beaucoup de choses, c'est aussi le but que j'ai marqué contre la Hollande (en novembre 1981). C'est le début de l'aventure. Dans l'histoire du football français, il y a eu deux tournants : Séville 82 et la finale de la Coupe du monde 98. Pour les gens, les supporters, leur façon de voir le football... C'est intéressant, Séville ! C'est pour ça qu'il y a eu des pièces de théâtre, des livres... ça marque une génération, ça marque un état d'esprit, ça marque beaucoup de choses. Et moi, je ne suis plus jamais allé au fond de toutes ces réflexions, mais c'est peut-être pour ça que, dans mon imaginaire, c'est le plus grand moment de ma carrière de footballeur. Le plus grand, parce qu'il s'est passé quelque chose de spécial ce jour-là...

Bernard Genghini, par exemple, n'a pas oublié le grand Marius Trésor chialant comme un môme...
Marius a craqué. Moi, j'ai craqué. Et quand tu pleures, tu ne vois pas les autres en train de pleurer. Et pourtant, moi, j'ai encore à l'esprit des sons de gens... Mais ce ne sont pas des pleurs de tristesse. C'est les nerfs ! On ne pleure pas, on fait tous une crise de nerfs. On était tous dans notre coin. On ne se disait pas : "Tiens, toi, tu pleures comment ? Et toi ? Vas-y, pleure avant. Moi, je pleurerai après..." On ne pleure pas, on craque !

Dans votre carrière, avez-vous connu d'autres moments similaires ?
Non. Mais il y a un moment où je n'en étais pas loin, en 1992. Quand on a perdu contre le Danemark (défaite 2-1 à l'Euro, le 17 juin 1992, dernier match du sélectionneur Michel Platini). Parce que je savais que je partais, que c'était la fin d'une période... Mais c'était davantage de la tristesse. Ce n'était pas nerveux. De la tristesse de quitter un monde. Et donc, ce jour-là, je n'étais pas loin des larmes. Je quittais un groupe sympa, etc. Mais, à Séville, ce n'est pas parce que je quittais un groupe sympa. Au contraire, c'était le début d'une aventure. Mais c'était les nerfs, ça n'a rien à voir. 1992, c'était une forme de tristesse que je n'ai pas ressentie quand j'ai arrêté ma carrière de joueur. Pour en revenir au vestiaire, on prend des nouvelles de Patrick, qui était à l'hôpital. Les nouvelles n'étaient pas bonnes... Après, on prend l'avion pour aller jouer à Alicante...

Le lendemain, la presse évoquera un match "qui est resté dans les limites de la virilité. Ce n'était pas une bagarre de chiffonniers." Vous avez eu cette impression ?
Il n'y avait pas de chiffonniers sur le terrain. On était plutôt une équipe bien élevée. On avait de la haine, mais c'était une haine tout à fait sportive. À part une grosse, grosse agression de Marius, juste après, qui est dangereuse, je ne voyais pas Gigi, Tchouki (surnom de Genghini), Patrick, d'autres joueurs ou moi, avec notre éducation, je ne nous voyais pas aller casser la gueule des mecs.

On a évoqué l'arbitrage. Il y a eu évidemment l'agression non sanctionnée de Schumacher sur Battiston, mais il y a eu aussi deux fautes sur Giresse et sur vous au cours de l'action qui se termine par le but de Rummenigge qui ramène les Allemands à 3-2...
Sur moi, il peut y avoir faute ou pas faute. Regardez bien les images, l'arbitre peut siffler, peut ne pas siffler... De toute façon, c'est un match... on ne sent jamais qu'on va le gagner, même à 3-1. Même à 3-1, tu ne sens pas que tu vas le gagner ! Parce que c'est contre les Allemands, tu sens... l'arbitre, tu sens... Tu sens ! Le Brésil 86, tu sens que tu peux toujours le gagner. Séville 82, tu sens que tu ne peux pas gagner. Pourquoi ? Je ne sais pas. Parce que, au moment où ça doit tourner, ça ne tourne jamais du bon côté. L'arbitre ne siffle pas la faute sur Giresse, il y a contre-attaque et but. Mais bon, les Allemands, c'est dur de les battre ! C'était du 50-50... Ils ont gagné à la loyale, c'est l'arbitre qui n'a pas été bon. Ils ont gagné à la loyale, à part ce c... de gardien de but, à l'époque... Le reste, c'était loyal. C'était un bon match, un vrai match, un grand match.

Vous arrive-t-il d'évoquer cette demi-finale avec Karl-Heinz Rummenigge, que vous croisez souvent puisqu'il est président de l'Association des clubs européens ?
Les Allemands n'en parlent pas trop... Je pense qu'ils ont quand même un sentiment de gêne... Pour ne pas dire autre chose.

Michel Platini face à Bernd Forster. (L'Equipe)

«Ce jour-là, il y a eu de la joie, de la haine, de la violence, de la rancoeur, de l'amitié, de la sympathie...»

«On a tous craqué, on a pleuré...»

On arrive aux tirs au but... Et il ne semble pas que les cinq tireurs, et encore moins l'ordre dans lequel ils vont frapper, aient été prévus...
Chacun apprend... Michel (Hidalgo) a appris, on a appris, tout le monde a appris... Si, deux ans plus tard, on arrive aux tirs au but à Marseille, contre le Portugal (demi-finales de l'Euro 84, victoire 3-2 a.p., but vainqueur de Michel Platini à la 119e minute), je pense que Michel avait déjà préparé sa liste. On apprend tous. Là, on vient de nulle part. On forme une équipe qui se retrouve avec trois numéros 10 contre la Hollande. Ç'a été l'invention du siècle de Michel.

C'est lui qui a eu cette idée d'aligner Genghini, Giresse et Platini ?
Oui, oui, bien sûr. Moi, je ne suis jamais entré dans le choix des joueurs qui jouent. C'est lui qui a fait l'équipe, en fonction de sa philosophie. Bon, c'est notre philosophie et, à partir de ce moment-là, c'est le changement. Mais bon, pour en revenir aux penalties, ce n'est pas inintelligent de dire : "On va voir qui a envie de tirer..." Moi, je savais que j'allais tirer, je ne suis pas entré dans le détail. De toute façon, un penalty, ce n'est jamais bien tiré ou mal tiré, c'est dedans ou pas dedans, voilà ! Regarde, en 1986, on a tiré des penalties, il y a celui de Bellone qui tape la tête du gardien et qui rentre...

Marius Trésor s'est plaint pourtant que Didier Six se soit précipité, alors que Stielike venait de rater le sien... Il paraît que Six vous aurait demandé de tirer le cinquième et que vous auriez refusé...
Non. Luis Fernandez me demande de tirer en dernier, en 1986. Il me dit : "Michel, chaque fois que j'ai tiré en dernier, on a gagné." Je ne voulais pas lui répondre : "Moi aussi." Je suis un bon capitaine, je l'ai laissé tirer en dernier, ça pouvait éventuellement nous permettre d'éliminer le Brésil. À Séville, non, je ne pense pas que Didier ait voulu tirer en dernier.

Et ensuite, il y a cette image terrible : Maxime Bossis accroupi après son tir au but repoussé...
C'est une autre image que j'aurais pu citer, mais j'aime mieux rester sur les bras en l'air de Hrubesch. Je ne veux pas accuser ce pauvre Max...

Il a l'air tétanisé...
Comme si le monde venait de lui tomber sur la tête. Mais je pense que personne n'a reproché à Didier ou à Max d'avoir raté leur penalty... P..., je me suis vu à la sortie du terrain, j'étais maigre à l'époque ! On voyait mes abdos. C'est bon de reparler de tout ça...

Et dans le vestiaire, tout le monde craque ?
On a tous craqué, on a pleuré... On n'a pas pleuré parce qu'on a perdu, on a pleuré parce qu'on a craqué complètement. Ça faisait un mois, deux mois qu'on était tous ensemble, on est partis depuis longtemps... et là, on craque. La blessure de Patrick... On craque tous. Ce n'est pas le mur des lamentations, hein ! On craque tous, on craque !

«Même à 3-1, tu ne sens pas que tu vas le gagner ! Parce que c'est contre les Allemands, tu sens...»

Selon Michel Platini, les Allemands ont gagné ce match à la loyale. (L'Equipe)

Ah ?
Oui, à Rummenigge, je n'en parle pas trop. Lui, il me dit : "On ne comprend pas qu'à 3-1 vous ayez perdu, quoi." C'est comme ça... Moi, je m'étais fait chambrer par les joueurs de la Juventus, Mais, un jour, on joue le Torino. On mène 2-0. Et, en trois minutes, le Torino marque trois buts et gagne 3-2. Je leur ai dit : "La France est passée de 3-1 à 3-3 contre l'Allemagne, mais la Juventus, avec la défense des champions du monde, est passée de 2-0 à 2-3 contre le Torino." Mais c'est comme ça... C'est irrationnel, le foot. On essaie de le rendre rationnel, mais on n'y arrive pas.

Vous est-il arrivé d'imaginer ce qui se serait passé si vous aviez éliminé l'Allemagne ?
Oui. Parce que moi, un mois après, je jouais en Italie. Chez les champions du monde. Je ne pense pas qu'on aurait gagné en finale.

Ah bon ?
Je pense qu'en 1986, on doit gagner. On a la meilleure équipe du monde. Malheureusement, en 1986, ni Gigi ni moi ne sommes en forme, Touré est blessé. Alors que toute l'équipe était au top. En 1982, on était aussi tous au top, mais on ne savait pas qu'on était bons. On n'était pas prêts. En 1986, on était prêts ! En 1982, on n'était pas prêts. Ce n'est pas dans nos têtes, on ne va pas en Espagne pour gagner la Coupe du monde, on y va pour passer un tour. On se retrouve là par hasard. Et c'est ça qui nous emmène en 1986, où on est prêts.

Quand vous dites "prêt", vous voulez dire mentalement ? Tactiquement ?
C'est un tout. Qui avait joué une finale ? Saint-Étienne en 1976. De cette équipe-là, il reste qui ? Janvion, Rocheteau. Et ce ne sont pas les plus leaders. Beaucoup jugent qu'on aurait dû gagner en 1982. Moi, connaissant l'Italie, connaissant les joueurs qui étaient derrière, eux étaient façonnés pour gagner. Nous, on était façonnés pour rien du tout !

Mais ces Italiens, vous les aviez battus en février !
Ce n'était pas en Coupe du monde ! La Coupe du monde, c'est un truc à part, c'est deux mois ensemble ! L'autre, c'était un match amical. Et puis, les Italiens, ils ont battu le Brésil, l'Argentine... Ils n'ont pas battu l'Irlande du Nord et le Koweït, avec tout le respect que j'ai pour eux. Nous, on arrive du diable vauvert.

«Les Italiens m'ont remercié !»

Vous seriez arrivés sur les rotules, de surcroît ?
Mais ça va pas, non ? En pleine bourre ! Mais, sincèrement, je ne pense pas qu'on aurait gagné la finale. Connaissant les deux équipes...

En avez-vous parlé souvent, ensuite, avec vos coéquipiers de la Juventus ?
Ils m'ont remercié ! Remercié d'avoir fatigué les Allemands. En plus, comme par hasard, l'avion pour les emmener à Madrid n'est arrivé, comme le nôtre, qu'à 6 heures du matin. Plus une heure de bus pour aller à l'hôtel : 7 heures du matin.

Vous arrivez à Alicante le vendredi matin à l'aube. Mais, le lendemain, il y a le match pour la troisième place contre la Pologne !
Michel Hidalgo est parti sur l'idée de faire jouer ceux qui restaient. Moi, de toute façon, je ne pouvais pas marcher. Il y en a qui ne voulaient plus jouer, qui étaient fatigués. Le seul problème, c'est qu'on a perdu le match et que mon ami Boniek s'est foutu de ma gueule parce qu'il était troisième et moi quatrième. C'est pour ça que quatre ans après (en 1986, contre la Belgique) j'ai dit à l'équipe de remplaçants : "Il faut gagner le match pour qu'on termine troisièmes." Mais bon, on s'en foutait. Moi, je suis contre ce match pour la troisième place. D'ailleurs, à l'Euro, il n'y en a pas. Joseph Blatter (président de la FIFA) pousse pour qu'il y en ait un, mais on ne veut pas.

Beaucoup de joueurs de l'équipe de France ont choisi de ne pas assister à la finale Italie-Allemagne (3-1), le 11 juillet 1982...
Moi, je suis resté. Je travaillais pour Europe 1. Je l'ai vécu comme pro-Italiens. En plus, j'allais à la Juve après. J'allais donc voir si les joueurs allaient pouvoir me faire de bonnes passes, si mes futurs coéquipiers savaient bien jouer au ballon ou pas. Je me suis dit : "Oh, je vais mettre du temps à comprendre leur jeu !"

Une dernière question : l'Euro 84 se serait-il déroulé de la même façon sans la Coupe du monde 82 et la demi-finale de Séville ?
Non, je ne pense pas. Il y a une génération qui arrive à maturité, les Bordelais qui font de bons résultats en Coupe d'Europe, l'équipe de France qui a vécu 1982 et Séville... On est dans une phase montante et le clou va être l'Euro. Parce qu'il faut le gagner, l'Euro, après ! Ce n'était pas dit qu'on allait le gagner. On est favoris, mais c'est le début d'une aventure qui aurait dû nous emmener à la victoire finale à la Coupe du monde 1986.»

Propos recueillis par Dominique Courdier