Anderlecht , Belgium October , 26/2014 Football. Jupiler Pro League 2013 / 2014 Constant Vanden Stock Stadium RSC Anderlecht vs Standard On this picture : Matias Suarez © Reporters / Michel Gouverneur (L'Equipe)

Matías Suárez, «El Artista» longtemps incompris et novice avec l'Argentine

Entre problèmes d'adaptation, galères physiques et fulgurances grandioses, Matias Suarez présente un parcours contrasté et atypique. Comme ses qualités d'attaquant, reconnues sur le tard, et qui lui valent une première participation à la Copa America avec l'Albiceleste à 31 ans.

Les montagnes des Sierras de Cordoba sont massives. Les collines boisées de la pampa plus accessibles. Le Rio Grande, transformé en Lac San Roque par le barrage artificiel de Punilla, particulièrement paisible… C’est au milieu de ces divers paysages hauts en couleurs de la Falda puis dans la province de Cordoba que Matias Suarez a parfait son éducation de jeune footballeur. De sa cité natale qui oscille entre cascades perdues et hauts sommets, le Cordobés a conservé l’amour des savoureux mélanges : une explosivité singulière mariée à une patte technique pour le moins particulière. Il en a aussi hérité le goût du risque lorsqu’il s’envole en 2008 pour Anderlecht et la Belgique. Il en a ressenti toute la fierté lorsque l’attaquant a connu sa première sélection avec l’Albiceleste. Et sa première convocation pour la Copa América dans la foulée. Le tout à 31 ans.

Derrière ses premières capes, il y a des années de sueur, de doutes, d’exploits, de mauvais choix, de galères physiques… C’est à 70 km de La Falda, au Club Atlético Belgrano implanté à Cordoba que l’avant-centre d’1,82m fête son baptême professionnel en première division argentine en 2005, après avoir été formé à l’Union San Vicente. Un parcours similaire à celui de son ancien coéquipier à Belgrano et ami proche Pablo Chavarria qui affiche le même nombre de printemps : «On a commencé ensemble quand on avait 14 ans. J’ai tout de suite vu que c’était un joueur différent, avec un talent supérieur. Il venait d’un quartier modeste et était un peu pauvre. Donc il vivait dans le centre de formation pour avoir la possibilité de bien manger, bien se préparer. Le club gérait sa vie. Puis on s’est retrouvés tous les deux titulaires en équipe pro en 2008.»

«Il venait d'un quartier modeste et était un peu pauvre. Donc il vivait dans le centre de formation pour avoir la possibilité de bien manger, bien se préparer.» (Pablo Chavarria, son ancien coéquipier)

Chez les Belges, le dépaysement est total. Voir brutal pour l’Argentin, alors 20 ans au compteur, qui vit difficilement ce changement d’environnement, comme se souvient Thomas Chatelle, coéquipier de Matias Suarez entre 2008 et 2012 à Anderlecht : «Pour en avoir discuté avec ses compatriotes argentins qui étaient à Anderlecht à l’époque (Frutos, Biglia, Pareja), c’était un gars qui passait de son petit village en Argentine à une métropole comme Bruxelles. On sentait un gros choc des cultures.» Son mal-être s’étend jusqu’au carré vert où son adaptation aux spécificités footballistiques européennes se révèle pour le moins complexe selon Thomas Chatelle, désormais consultant pour Proximus Sports : «Tactiquement il avait énormément de choses à assimiler. Il était aussi très fluet, léger athlétiquement, ça lui a joué des tours. Il a mis du temps à digérer tout ça.» Même son de cloche du côté de son entraîneur de l’époque, Ariël Jacobs, dont les choix ont souvent été critiqués par l’Argentin, mais qui n’a jamais cessé de l’aider à se mettre au diapason : «À Belgrano il y avait un gardien, neuf joueurs de champ et Matias en parachutiste, tout seul devant. Il faisait ce qu’il voulait. Au début, avec nous, son travail défensif n’était même pas catastrophique, il était nul. Il comprenait pas pourquoi j'attirais son attention sur ce point. On en parlait beaucoup ensemble, lors d’entretiens pas évidents du tout. On a eu pas mal de conflits. Mais pour moi, si cela se termine bien, cela en vaut la peine. Et c’est ce qu’il s’est passé.»

De Cordoba à Bruxelles, «un choc des cultures»

Entre 2006 et 2008, le minot fait la démonstration de son talent, que ce soit en pointe, en soutien ou sur un flanc. Pablo Chavarria, l'ancien attaquant rémois, n’a rien oublié : «Je me souviens d’un match contre River où il avait marqué un but de fou en dribblant le gardien. C’est là que je me suis dit qu’il était au-dessus.» Une opinion rapidement partagée par les responsables de la filière argentine d’Anderlecht qui avaient déjà réalisé le transfert de Biglia, alors à Belgrano. «Nous avons découvert Suárez lorsqu'il avait 17 ans (...) Il arrive rarement qu'un joueur fasse l'unanimité autour de son nom», confiait Herman Van Holsbeeck lors de la présentation du gamin cordobés envoyé en Belgique contre 1,2 millions d’euros.

«On a eu pas mal de conflits. Mais pour moi, si cela se termine bien, cela en vaut la peine. Et c'est ce qu'il s'est passé.» (Ariël Jacobs, son entraîneur à Anderlecht)

Pendant les saisons 2010/2011 et 2011/2012, le bien surnommé El Artista empile 20 pions en Championnat et 9 en Ligue Europa. «Il nous faisait gagner des matches à lui tout seul. Il était devenu beaucoup plus réaliste, un vrai joueur européen à ce moment-là», assure Thomas Chatelle. Ses arabesques et ses créations, toujours plus nombreuses, permettent à son équipe de retrouver les sommets de la Belgique en 2012. Et en font le chouchou du stade Constant Vanden Stock. «C’est un joueur d’intuition. Il était adulé car il correspond à l’ADN d’Anderlecht. Cela s’est même retourné contre moi car quand vous faites peu jouer le chouchou du public, ce n’est pas toujours apprécié !», sourit Ariël Jacobs. Pour clore son année 2011 rêvée, Matias Suarez se voit même récompensé d’un Soulier d’Or de meilleur joueur du Championnat belge.

Explosivité, créativité, efficacité

Car oui, les désagréments initiaux de 2008 à 2010 vont se muer en performances délicieuses à l’aube de l’année 2011. Son adaptation enfin parfaite et le transfert d’un Romelu Lukaku qui lui bloquait quelque peu la route à Chelsea, Matias Suarez brille de mille feux sous le maillot violet. «Sa grande chance est d’avoir eu trois Argentins autour de lui qui l’ont protégé. Une fois à l’aise, on l’a senti au dessus du lot, il pouvait faire la différence à tout moment», témoigne Thomas Chatelle qui pouvait enfin profiter des qualités offensives hors normes de son partenaire d’attaque : «C’est un attaquant atypique, élégant. J’étais impressionné par ses mollets, c’était des allumettes ! Et pourtant il avait une capacité d’explosivité énorme. Il éliminait très facilement, avec un bon toucher de balle, une belle frappe… Il savait jouer entre les lignes, prendre la profondeur, évoluer dos au but ou face au jeu. Il avait tout. Seul son jeu de tête n’était pas extraordinaire.»

«Il nous faisait gagner des matches à lui tout seul. Il était devenu beaucoup plus réaliste, un vrai joueur européen à ce moment-là.» (Thomas Chatelle, son ancien coéquipier à Anderlecht)

«Une carrière en dent de scie»

Apothéose remarquée dans les plus grands clubs du Vieux Continent. Dans la foulée du titre de 2012, le CSKA Moscou passe à l’offensive. Mais la visite médicale se révèle insatisfaisante. «Il a eu de gros pépins physiques. Ce transfert avorté s’est mal terminé avec la direction. Il est reparti en Argentine alors qu’il était encore sous contrat. On a eu peur, on a cru qu’il était en train de se perdre. C’est quelqu’un d’assez instable, qui a besoin de se sentir dans son cocon pour performer. Cela ne m’étonne pas qu’il ait eu une carrière en dents de scie.» Dans la liste de ses déboires s’ajoute une non-sélection permanente en Albiceleste. «Tu as peu de chance d’aller en équipe nationale quand tu évolues en France ou en Belgique. Je me souviens de Cvitanich à Nice. Malgré ses buts, il n’a jamais été appelé en sélection», justifie Pablo Chavarria, qui voyait son compatriote tous les quinze jours en Belgique, étant prêté par Anderlecht.

Finalement, l'attaquant d’1,80 m revient à Bruxelles. Les années passent mais les problèmes musculaires restent. Chaque saison est tronquée par des gênes récurrentes aux genoux, rendant l'enchaînement des matches impossible. Amputé de sa forme athlétique, l’avant-centre n’arrive jamais à réitérer ses performances fastueuses version 2011 et ne dépasse pas les 6 réalisations en Championnat. «Je trouve que la blessure au genou de Suarez dure depuis trop longtemps. On le voit parfois encore un peu boiter. Connaissant Matias, il ne doit pas être bien», analysait à l’époque Thomas Chatelle au micro de la RTBF après une performance calamiteuse face au grand rival du Standard de Liège en 2015. Matias Suarez décide alors de rentrer au pays à l’été 2016, après quatre titres de champion de Belgique. À Belgrano. Plein de doutes. Mais comme un roi. «À Belgrano, il est une idole», assure Pablo Chavarria. Néanmoins le retour de l’enfant prodige ne répond pas aux grandes attentes du public. Sans coup d’éclat sur le terrain, l’ancien Anderlechtois se fait siffler, parfois même insulter en ville. Son baroud d’honneur semble manqué. Et pourtant…

Second souffle du trentenaire

En janvier dernier, le champion d’Amérique du Sud en titre, River Plate, l’attire dans ses rangs. Malgré sa passion inconditionnelle pour Belgrano, Matias Suarez n’hésite pas à relever ce nouveau challenge. «C’était une belle opportunité car River est la meilleure équipe en Amérique. Là-bas, il a su rapidement être décisif», estime Pablo Chavarria qui pense sûrement à son but importantissime en Supercoupe d’Amérique du Sud remportée face à l’Athletico Paranaense en mai dernier. Briller sous le maillot de River lui permet d’être (enfin) appelé en sélection à 31 ans et de participer à la rencontre contre le Venezuela, en mars dernier. Assez pour convaincre Scaloni de le retenir pour la Copa America au Brésil. «C’est mérité car pour moi c’est le meilleur attaquant du Championnat argentin. C'était son rêve. Il attendait cette sélection depuis longtemps», confie l’ancien Rémois, fier de son ami. Thomas Chatelle, lui, ne s’y attendait pas du tout : «Je ne pensais pas qu’il pouvait rebondir mentalement et physiquement. Je pensais que ce serait compliqué d’atteindre à nouveau un tel niveau et d’accrocher la sélection. Mais il a évolué et digéré ses problèmes.»

Reste que l’Albiceleste se montre (encore) balbutiante pendant cette Copa America. Mais Matias Suarez peut l’aider à se rétablir, Ariël Jacobs en est persuadé. «De par son intuition, il a des moments de génialité. Quand le match est fermé, que l’adversaire est replié devant son but, il peut amener quelque chose, faire douter l’équipe adverse.» Et si le néo-international n’y parvient pas et sombre avec ses coéquipiers, Thomas Chatelle - et sûrement tout le plat pays - ne lui en tiendra pas rigueur : «À Anderlecht, on en a peu retrouvé après, des artistes comme lui...»

Augustin Audouin