thuram (marcus) (DEUBNER REBEKKA/L'Equipe)

Marcus Thuram : «Tout le monde danse dans ma tête»

Comment exister derrière un père champion du monde ? En choisissant un poste opposé, par exemple. Le fils de Lilian, attaquant à Mönchengladbach, raconte sans fard son cheminement mais aussi ses tourments.

«Il paraît que Neymar vous a déjà donné des conseils sur un terrain...
Oui, pendant le quart de finale de Coupe de la Ligue, au Parc des Princes (NDLR : qualification, le 9 janvier 2019, de Guingamp [2-1], avec trois penalties pour l’En Avant). Marcus Coco obtient un deuxième penalty. J’avais loupé le premier. J’étais le tireur attitré de l’équipe, mais je n’ai pas pris la balle (Yeni Ngbakoto l’a transformé). Neymar est venu me voir et m’a dit : "C’est toi le leader de ton équipe, c’est à toi de montrer la voie. Même moi, j’en ai loupé. L’important c’est de recommencer." Il m’a dit d’aller prendre la balle et de tirer.
 
Ça vous a surpris qu’il vienne vers vous ?
Sur le moment, on est dans le match, on n’y pense pas trop. Je l’écoute. À la fin (de la discussion), on s’est serré la main et je lui ai dit merci. C’est après le match, quand j’étais sur mon téléphone et que j’ai reçu la vidéo, que je me suis dit : "Ah ouais, c’est vrai, Neymar est venu me parler."
 
Il vous a aussi parlé de "personalidad", comme pour vous inciter à faire preuve de davantage de tempérament, non ?
(Il sourit.) Oui ! Qui vous a dit ça ? Lucas Deaux ?
 
Oui, votre ancien coéquipier à Guingamp.
(Il explose de rire.) Je me souviens que Lucas était passé derrière nous à ce moment-là et avait entendu ce que me disait en espagnol Neymar. Il avait en effet parlé de "personalidad". C’est resté... Tous les jours d’après, c’était "personalidad".

«Avant de chercher des gens dans les tribunes, je cherche les buts !»

Plus jeune, Neymar était-il un joueur référence pour vous ?
Je pense pour tout attaquant...
 
Tout le monde n’aime pas forcément Neymar.
Chacun a ses problèmes dans la vie. (Il rit.) C’est une référence à son poste. Quand j’étais tout petit, l’idole, c’était Ronaldo, le Brésilien. J’entendais maman et papa (Lilian) parler de lui. Quand il jouait contre Ronaldo, c’était la terreur à l’époque ; donc, il était motivé. J’ai d’ailleurs une petite anecdote à ce sujet. Petit, j’avais toujours un doudou. À un moment, mes parents m’ont dit que le doudou, c’était fini. Comme je ne voulais pas, ma mère m’a dit : "On va le donner à Ronaldo." Et je l’ai laissé.
 
L’a-t-elle vraiment donné à Ronaldo ?
J’espère ! Sinon, je veux le récupérer ! Il faudrait que je le lui demande.
 
Gamin, avez-vous tout de suite voulu être footballeur ?
Tout de suite. J’allais aux entraînements avec papa. On allait au stade. Il nous cherchait dans les tribunes. On devait se lever sur les sièges pour qu’il nous voit. Et un jour, je me suis dit : "Moi aussi, je voudrais chercher les gens de ma famille dans les tribunes."
 
Vous cherchez qui aujourd’hui ?
Avant de chercher des gens dans les tribunes, je cherche les buts !

Pourtant, vous avez commencé à jouer assez tard dans un club.
C’était à Barcelone, et j’avais dix ans. En Italie, avant, je jouais au foot seulement à la maison. J’ai aussi pratiqué d’autres sports, le judo, l’escrime, la natation. Au judo, je suis allé jusqu’à la ceinture jaune.
 
À Barcelone, il paraît qu’au début, on vous a mis défenseur central...
Au FCB Escola, pour mon premier match, l’entraîneur me voit arriver. Je suis plus grand et plus costaud que les autres. Il me met donc défenseur. Quand papa a appris ça, il m’a dit : "Tu ne joueras pas défenseur, tu joueras devant !" C’est la première et la dernière fois que j’ai joué défenseur.
 
Pour vous, être défenseur, c’est...
Maintenant ? Jamais de la vie ! Quand les gens viennent au stade, ils payent pour avoir du plaisir. Et les défenseurs "enlèvent" ce plaisir. Si vous venez voir un match sans défenseur, ça peut finir à 8-8.
 
Mais est-ce que ce serait du beau football ?
Ça, je ne sais pas, mais les gens veulent voir des actions, du jeu offensif, des buts. Donc, moi, je veux donner du plaisir aux supporters, pas leur en enlever. Mais je rigole quand je dis ça, je sais qu’il faut des défenseurs.
 
Quand vous voyez, par exemple, Marquinhos célébrer comme jamais lors d’un match face au Barça parce qu’il vient d’écarter une balle de but, ça vous dépasse ?
Non, je comprends, c’est beau... mais ça m’énerve !

«Papa m'a dit : "Tu ne joueras pas défenseur, tu joueras devant !»

Marcus Thuram, époque Sochaux. (Mao/L'Equipe)

A-t-on été plus exigeant avec vous en raison de votre nom de famille ?
Je n’ai jamais pensé qu’on était plus exigeant avec moi parce que je m’appelais Marcus Thuram. Je pensais plutôt qu’on me disait ça parce que les gens savaient que je pouvais faire beaucoup plus. C’est comme ça que je le voyais. Mes coaches au centre de formation ont toujours beaucoup attendu de moi. Et moi, j’attends énormément de moi-même.
 
Même au niveau du jeu de tête ?
Avant, j’étais plus grand que les autres et je ne voulais pas mettre la tête.
 
Quand un ballon arrivait vers votre tête, que faisiez-vous ?
Je faisais "Matrix". (Il sourit.) Quand j’étais petit, j’avais l’impression que c’était les bourrins qui jouaient de la tête. J’avais l’impression que ce n’était pas esthétique, que c’était réducteur. Je voulais jouer dans les pieds, dribbler.
 
On vous a déjà mis une soufflante à ce sujet ?
Ah oui. Mon père... Il me disait : "C’est honteux d’être aussi grand et de ne pas jouer de la tête." Il m’a expliqué plein de choses à ce sujet. Il a pris l’exemple de matches serrés où ça se joue sur un centre, un coup de pied arrêté. Il me disait : "Tu as une arme extraordinaire, tu es grand. Si tu la gâches en ne voulant pas jouer de la tête..." C’est quand j’ai signé en Ligue 1 que j’ai commencé à mettre la tête.

«Je trouvais que ça faisait bien d'être nonchalant»

Après Barcelone, Boulogne-Billancourt puis Clairefontaine, vous avez rejoint le centre de formation de Sochaux. Êtes-vous d’accord pour admettre que tout n’a pas été simple là-bas ?
Oui. On gagne pourtant la Coupe Gambardella (en 2015, contre l’Olympique Lyonnais [2-0], avec un but de Thuram). Je pars ensuite avec l’équipe de France U19 à l’Euro. Je signe pro et j’entre dans ce monde. Je me rends compte que c’est totalement différent. Ce n’est plus le centre de formation où tout le monde est derrière toi, où l’on te répète les choses deux ou trois fois. Là, il faut grandir très rapidement, basculer dans le monde des adultes. Au niveau de l’exigence, des horaires... On joue pour gagner, et plus pour s’amuser. Chaque course, chaque petit détail va avoir des gros impacts sur un match. Il faut vite intégrer tout ça pour progresser.
 
Vous a-t-on reproché d’être nonchalant ?
Oui. Même au centre de formation. Je suis grand. J’ai une démarche assez lente. Je prends mon temps. Je n’aimais pas trop faire les efforts défensifs. Je n’aimais jouer que lorsque j’avais la balle dans les pieds.
 
Ça vous agaçait, ces reproches ?
Au contraire, à l’époque, je trouvais que ça faisait bien d’être nonchalant. (Il rit.) Ça faisait le mec technique, facile. Comme Pastore, que j’aimais beaucoup. J’avais une image du foot un peu enfantine.
 
Être nonchalant, c’est dangereux ?
Ce n’est pas bon. Être nonchalant, ça peut vous faire perdre un millième de seconde. Et un millième de seconde, ça peut être un but marqué ou une action initiée.

«Quand j'étais petit, j'avais l'impression que c'était les bourrins qui jouaient de la tête. J'avais l'impression que ce n'était pas esthétique, que c'était réducteur. Je voulais jouer dans les pieds, dribbler.»

C’est la preuve que vous avez fini par comprendre qu’il ne fallait plus s’amuser mais performer.
Pour résumer, c’est ça. Comprendre n’a pas pris plus de temps que les autres, mais je suis parti de loin. J’adore, j’adore, j’adore le foot. Mais vraiment. Chez moi, j’ai cinq-six ballons qui traînent. À chaque fois que j’en croise un, je joue avec. Et il fallait que je bascule dans le fait que c’est plus qu’un jeu et qu’il fallait aussi rechercher la performance et le résultat.
 
Ça vous a pris combien de temps ?
Un an, un an et demi. Le déclic ? Il y a la rencontre avec Antoine Kombouaré. Plein de coaches me l’ont dit, mais là, c’était Antoine Kombouaré. Il parle d’une manière très franche et très directe. Si vous ne comprenez pas, c’est que vous le faites exprès. Il m’a expliqué dans son bureau : "Marcus, tu es un joueur avec un énorme potentiel, mais fais attention à ne pas tout gâcher." Il a parlé aussi avec mon père, qui me l’a répété. Je me souviens qu’un jour, sur un parking à Guingamp, il m’a expliqué pendant une bonne heure par A+B ce qu’il allait se passer si je ne faisais pas attention. Il m’a dit : "Là, tu es à Guingamp. Mais si tu continues à prendre toutes les choses à la légère, tu vas rentrer à Sochaux, en Ligue 2."
 
À quel point le penalty manqué à Rennes le 12 mai 2019 (1-1), qui a officialisé la descente de Guingamp en Ligue 2, a-t-il accéléré votre maturité ?
On grandit chaque week-end en tant que footballeur. Le penalty face à Rennes, je devais aller le tirer. Je l’ai loupé. J’ai vu toute la déception que j’ai causée à un club. J’ai mal dormi après ce penalty. J’y pensais... "Pourquoi je n’ai pas tiré là, pourquoi..." Jusqu’au mardi suivant où je me suis dit : "Même si t’y penses, tu ne vas pas te re-téléporter devant Koubek (le gardien de Rennes). Tu as fait ce que tu avais à faire. On passe à autre chose."
 
Fallait-il obligatoirement quitter la France l’été dernier ?
Ce n’était pas une obligation. Je ne suis pas parti en exil. Je suis allé dans le club qui, à mon avis, me connaissait le mieux.
 
Ça vous a fait grandir ?
Oui, quitter Guingamp m’a fait grandir sur plein de choses. J’ai découvert plein de trucs. Ce qui m’impressionne le plus en Allemagne, c’est l’intensité mise à tous les matches. Il peut y avoir un but à la dix-septième seconde, égalisation au bout d’une minute et 2-1 à la quatrième !

Marcus Thuram s'éclate cette saison avec le Borussia Mönchengladbach. (A.Reau/L'Equipe)

«C'est vrai, je ne faisais pas de passes»

On a noté une autre difficulté que vous pouviez éprouver auparavant : celle de faire des passes...
Quand j’étais au centre de formation, je ne faisais pas de passes parce que j’adorais dribbler. Je m’excuse publiquement auprès de Nolan Roux (Son coéquipier à Guingamp), avec lequel, parfois, j’ai exagéré. (Il rit.) Je rigole parce que je repense à trop d’actions. Bon, c’est vrai, je ne faisais pas de passes. Je voulais trop éliminer les joueurs, j’adorais ça : dribbler, dribbler, redribbler. Mais j’ai changé. Maintenant, je prends moins de plaisir à ça.
 
Pourquoi ?
J’ai trouvé mon plaisir dans d’autres choses, dans la dernière passe, le but... Le dribble, c’est futile. (Il se reprend.) Ça sert, hein ! J’aime bien, mais, en gros, ça ne me procure plus le même plaisir qu’avant. Il y a deux ans, si je partais en profondeur et qu’un joueur arrivait, je faisais une feinte, il taclait. Dans ma tête, c’est alors la folie. Tout le monde "danse" dans ma tête. Maintenant, si je fais la même action, que le joueur tacle, que je loupe mon centre derrière, j’ai oublié qu’il a taclé. J’ai grandi.
 
Doit-on être obnubilé par le but quand on est attaquant ?
Oui.
 
À 1 000% ?
Si on veut être un grand attaquant, oui. Mais ce n’est pas parce qu’on est obnubilé par le but qu’on devient bête. Prenez un attaquant comme Karim Benzema : il est obnubilé par le but, mais il n’est pas bête. Il veut marquer, mais s’il y a un coéquipier mieux placé que lui, il va faire la passe.
 
À quel point le but vous obsède ?
Quand je sors d’un match sans marquer, je suis énervé.

Il paraît que vous êtes un sacré ambianceur dans un groupe. D’où vous vient ce côté festif ?
Je ne vais pas vous le révéler, c’est un trop gros secret.
 
Votre père n’était pas en reste, comme on le voit dans Les yeux dans les Bleus...
(Il sourit.) Vous avez trouvé ! Dans le foot, il faut de la personnalité. Certains joueurs sont mis davantage en lumière que d’autres. Cette lumière, il faut l’assumer. Moi, j’aime être mis sur le devant de la scène, c’est mon caractère. Je rigole fort. Je parle fort. On me remarque. Après, ce n’est pas tout de se faire remarquer, il faut se faire remarquer positivement.
 
Avez-vous déjà fait la célébration de votre père face à la Croatie, à genoux le doigt sur la bouche ?
Je ne l’ai jamais faite sur un terrain, mais souvent quand j’étais petit, à la maison, dans le jardin.
 
Quand vous revoyez ces images, vous vous dites quoi ?
(Du tac au tac.) Que ce n’est pas lui, qu’il ne l’a pas fait exprès.
 
Sur les deux buts ?
Non.
 
Lequel est le plus chanceux ?
L’enroulé pied gauche ! (Il se marre.) Mais il est beau ! On s’en moque, qu’il l’ait fait exprès ou pas. C’est pour ça qu’il faut toujours tirer.
 
Vous a-t-il déjà raconté cette soirée ?
Non, pas vraiment. Il me parle beaucoup plus de ce qu’il faut faire en dehors des terrains. Il me corrige après les matches, mais ne me parle pas de lui.
 
Comment vous situez-vous par rapport à l’équipe de France ? À la porte ? Ou beaucoup plus loin ?
Pas trop loin. Je sais que pour aller en équipe de France un jour, il faut que ça se passe bien avec mon club. Donc, j’essaie de me concentrer quotidiennement. Si ça doit venir, ça viendra.
 
Pense-t-on à l’équipe de France en permanence ?
On est obligé d’y penser parce que c’est un rêve. Mais on n’en fait pas une fixette non plus. On l’a juste quelque part dans un coin de notre tête. »

«Le penalty face à Rennes, je devais aller le tirer. Je l'ai loupé. J'ai vu toute la déception que j'ai causée à un club.»

Marcus Thuram, avec un père jamais très loin de lui. (R.Martin/L'Equipe)

Vous qui souhaitez créer des émotions, ça doit vous plaire.
C’est magnifique. Mais il faut être prêt.
 
Certains estiment qu’il est parfois plus facile d’être attaquant en Bundesliga...
Qu’ils viennent jouer devant Jérôme Boateng, Mats Hummels ou des défenseurs d’Augsbourg et de Fribourg, et on va voir si c’est plus facile. Non ! Ici, ils ne lâchent rien, offensivement, défensivement, tout le monde court pendant quatre-vingt-dix minutes.
 
Ici, vous poursuivez une ascension intéressante. Vous réalisez le chemin parcouru depuis Sochaux ?
Il y a un mois, j’ai dit à mon père : "Papa, tu sais qu’un jour, il va m’arriver quelque chose de super grave ? Regarde : je suis le fils d’un joueur de foot, j’ai une enfance incroyable, je vais à Clairefontaine, au centre de formation à Sochaux, je suis maintenant professionnel en Bundesliga. Un jour, il va se passer un truc, et je ne vais pas m’en remettre. Parce que ce n’est pas possible tout ce qui m’arrive, c’est un rêve !" Il m’a répondu : "Tant que tu sais que c’est un rêve, il ne va rien t’arriver car tu es conscient de ce qu’il se passe." Je ne me pose donc pas des questions sur moi-même, parce que je suis conscient de ce que je vis. C’est pour ça aussi que si vous me croisez dans un vestiaire, je suis toujours en train de rigoler. Je relativise beaucoup parce que je sais qu’il y a des gens qui souffrent dans la vie. Et moi, je n’ai pas souffert.

«Dans le foot, il faut de la personnalité. Certains joueurs sont mis davantage en lumière que d'autres. Cette lumière, il faut l'assumer. Moi, j'aime être mis sur le devant de la scène, c'est mon caractère.»

Timothé Crépin 

Entretien paru dans France Football le 4 février 2020.