(L'Equipe)

Johan Cruyff : «En 1974, on donnait du plaisir aux gens»

Il y a un petit plus de quatre ans, en septembre 2015, Johan Cruyff avait accordé l'un de ses tout derniers entretiens à France Football pour le numéro hors-série sur les soixante ans du Ballon d'Or. Il y évoquait le passé et le présent avec sa franchise habituelle. Quatre ans après le décès de la légende du football hollandais, FF.fr vous propose de redécouvrir cette interview en intégralité.

C'était un mercredi après-midi de fin septembre, en 2015, dans une ville d'Amsterdam où la pluie n'avait pas l'intention de nous épargner. Malgré tout, des centaines d'enfants et d'adultes étaient présents au stade Olympique pour une journée portes ouvertes de la Cruyff Foundation, cette association caritative dont l'ancienne idole était l'architecte. C'est là que Johan Cruyff nous avait donné rendez-vous pour trois quarts d'heure d'entretien vérité, comme il savait si bien le faire. Un mois plus tard, on apprenait qu'il était atteint d'un cancer des poumons. Celui qui l'a emporté en mars 2016.

«Plus de quarante ans plus tard, quels souvenirs gardez-vous de vos trois Ballons d'Or 1971, 1973 et 1974 ?
D'abord, il faut resituer le contexte de l'époque. Celui d'un football sans télévision, ou presque. Les matches que tu jouais dans le cadre du Championnat ou de la Coupe nationale, personne ne les voyait, à part les gens qui venaient au stade. Pour te montrer, il fallait attendre les rencontres de Coupe d'Europe, et encore, celles des clubs champions, et surtout la Coupe du monde, qui était une vraie vitrine. Mais, pour jouer la Coupe d'Europe des clubs champions, il fallait gagner le Championnat national, pas comme aujourd'hui. Tout cela pour dire que les possibilités d'étaler tes capacités devant un nombre élevé de personnes étaient très, très limitées. Seuls les spécialistes savaient. Ça situe la difficulté qu'il y avait de remporter un trophée comme le Ballon d'Or. Il fallait en faire beaucoup, au bon moment, et même encore plus quand vous jouiez dans un Championnat aussi peu médiatisé que celui des Pays-Bas. Quand on y repense, il y avait nettement moins de matches importants qu'aujourd'hui.

Étiez-vous un joueur différent en 1974 par rapport à 1971 ?
Disons que j'avais plus de maturité. J'avais également remporté davantage de trophées. Surtout, le Ballon d'Or de 1974 a été différent dans le sens où il représentait une rupture avec les deux précédents, qui étaient estampillés Ajax. Celui-là, je l'ai gagné sous les couleurs du FC Barcelone, et je l'ai gagné surtout pour ce que j'avais accompli avec la sélection néerlandaise lors de la Coupe du monde 74. Pour le reste, je crois que j'étais le même joueur, du moins dans ma manière de concevoir le football et de l'imposer. Ma réflexion a toujours été celle-là : quand une rencontre démarre, chacune des deux équipes a un point. Le but est d'aller en chercher deux autres, donc trois, avant la fin. Et, pour ça, il faut être ambitieux, offensif et créatif. Ce que j'ai toujours été.

Mais vous marquiez moins en 1974 qu'en 1971...
C'est vrai. J'avais une position plus reculée sur le terrain, et je m'impliquais davantage dans la construction du jeu, dans la distribution du ballon. J'ai toujours été un joueur intelligent et techniquement doué. Mais, quand tu débutes, tu es obsédé par l'envie de jouer devant, de marquer des buts, de gagner le match. Et puis, au fur et à mesure, tu te rends compte que rien n'est possible sans une discipline collective. Que c'est l'équipe qui fait gagner les matches, pas toi tout seul. Alors, je me suis évertué à rendre les autres meilleurs. À leur donner la confiance qui leur manquait parfois. À les éduquer tactiquement. Rinus Michels, de qui j'étais très proche, m'avait toujours dit que si je voyais quelqu'un en difficulté, c'était à moi d'aller vers lui et de l'aider. De lui passer le ballon plusieurs fois. De le remettre dans le match, en quelque sorte. Parce que, s'il n'est pas présent mentalement ou psychologiquement, tu joues avec un joueur en moins. L'harmonie d'une performance passe par l'implication totale des onze joueurs de ton équipe.

Il faut quoi pour devenir Ballon d'Or ?
Beaucoup de qualités. Dont celle, primordiale, d'être décisif. Le problème, dans le foot, c'est que cette qualité-là est toujours assimilée au fait de marquer des buts. J'avoue que ça me rend un peu triste, parfois, pour les gardiens, qui n'ont pas la reconnaissance qu'ils méritent, et pour les défenseurs. J'ai joué contre Beckenbauer, qui était un génie parce que c'était un joueur avec une mentalité offensive à un poste défensif. C'est ce qui le rendait spécial, et c'est ce que les gens ont vu. Ce gars-là possédait une vision, un sens inné de l'organisation et de la discipline tactique. Dans son jeu, il y avait cette liberté et cette faculté de créer des espaces qui en faisaient un joueur à part.

En 1974, Beckenbauer a tout gagné : le Championnat d'Allemagne, la C1, la Coupe du monde. Mais c'est vous qui avez été sacré Ballon d'Or... (Il interrompt.) Et c'est bien comme ça ! Parce que remporter des titres est quelque chose qui appartient à une équipe, pas à un seul joueur. Qu'on le veuille ou non, l'année 1974 a été celle du football néerlandais, celle d'une façon de jouer. Encore aujourd'hui, tout le monde se souvient de nous en 1974. On est les finalistes d'une des Coupes du monde les plus populaires de l'histoire. Parce qu'on donnait du spectacle et du plaisir aux gens. Et, pour moi, c'est ce qui reste important. On a perdu, mais les gens ont considéré qu'on était les meilleurs.

Peut-on comparer votre rivalité avec Beckenbauer à celle qu'entretiennent Messi et Cristiano Ronaldo aujourd'hui ?
Non, pour une seule et unique raison : c'est qu'avec Beckenbauer on était vraiment très potes. On avait un immense respect l'un pour l'autre, et on le faisait savoir. Un jour, on est même allés skier ensemble, en Allemagne. On était également deux joueurs de football, et uniquement des joueurs de football. Il n'y avait pas tout cet environnement économique. Aujourd'hui, j'ai l'impression que les footballeurs ne s'appartiennent plus tout à fait. Que la télévision, les médias donnent une importance de plus en plus considérable au but marqué. Cristiano Ronaldo est un grand joueur, aucun doute là-dessus. Mais il se fout pas mal du rendement de son latéral droit. Or, ce sont tous les détails autour d'un match et d'un collectif qui font le succès d'une équipe. Quand Cristiano Ronaldo marque trois buts, on ne retient que ça, sans se préoccuper de combien de fois il a eu la balle ou ce qu'il en a fait le reste du temps. Personnellement, ce n'est pas comme ça que je juge un joueur.

«Qu'on le veuille ou non, l'année 1974 a été celle du football néerlandais, celle d'une façon de jouer. Encore aujourd'hui, tout le monde se souvient de nous en 1974. »

Johan Cruyff en 2015. (ECHAROUX PHILIPPE/L'Equipe)

«En foot, la liberté est encadrée»

C'était important d'être le premier joueur à remporter trois fois le Ballon d'Or ?
Absolument. Et j'en ai été d'autant plus fier que je représentais un petit pays. Le Ballon d'Or, c'était le symbole de la réussite du football néerlandais, de ses succès. Je crois que Marco van Basten a dû éprouver la même chose en 1988 quand il jouait avec Gullit et Rijkaard à ses côtés en équipe nationale et au Milan.

Le concept de liberté était important pour vous sur un terrain... Certainement, mais il fallait qu'il rime aussi avec celui de travail. La liberté n'est rien si vous ne faites pas votre boulot pour arriver à vos fins, ou si elle est destinée à des fins personnelles. En foot, la liberté est encadrée. C'est une démocratie au sein d'une dictature. Ce que tu inventes, ce que tu crées, doit être au service de l'équipe, pas à ton propre service. Sinon, ça ne sert à rien. Sous des aspects instinctifs, tout cela représente beaucoup de travail. Et le joueur, aussi talentueux soit-il, n'est qu'un rouage d'une organisation.

Pensez-vous que Messi et Cristiano Ronaldo soient des joueurs libres sur le terrain ?
Messi est libre parce qu'il est un vrai joueur d'équipe, qu'il s'épanouit au sein d'un collectif. À mon sens, la liberté de Cristiano Ronaldo se situe dans un cadre plus restreint, plus personnel. Sa position sur le terrain est celle d'un joueur qui pense qu'il sera plus facile pour lui de marquer à l'endroit où il se situe, pas d'être plus efficace pour l'équipe. Il y a une légère différence. Messi marque beaucoup, lui aussi, en tirant profit de ses qualités propres, mais en ayant toujours un œil sur ses équipiers.

Messi, c'est la Masia, c'est votre école, celle que vous avez créée, un peu comme votre descendant...
Messi a eu comme premiers entraîneurs Rijkaard et Guardiola, qui sont effectivement très proches de moi, mais qui sont aussi deux milieux de terrain. Et je crois que les meilleurs entraîneurs au monde sont des milieux de terrain, parce que leur position durant leur carrière les obligeait à réfléchir et à organiser le jeu, non pas autour de leur propre personne, mais autour d'un collectif. Avant d'être ce qu'ils sont devenus, ils ont dû regarder, disséquer, analyser. Ça veut dire qu'ils étaient déjà un peu entraîneurs sans le savoir. Rijkaard était un joueur qui récupérait le ballon et qui organisait le jeu. Idem pour Guardiola. Ils ont transmis cela à leurs joueurs.

Gagner le Ballon d'Or procure-t-il un supplément de pression l'année suivante ?
Ça dépend de l'équipe où vous évoluez. Du pays que vous représentez. Ou des équipes contre lesquelles vous jouez toutes les semaines. Ça dépend également et surtout de votre propre identité. Un jeune peut se disperser. La pression ? Je crois qu'un joueur, quel qu'il soit, ne peut pas remporter le Ballon d'Or si la pression est plus forte que lui. Personnellement, je n'en avais rien à faire. Si tu ressens la pression, elle va venir de partout. De n'importe quelle situation. De n'importe quel adversaire. Un Ballon d'Or ne peut pas être sensible à la pression.

Mais il y a plus de pression aujourd'hui que quand vous étiez joueur ?
Je vais vous dire une chose : j'aurais aimé jouer à l'époque actuelle parce qu'avec la télévision on voit non seulement ce que vous faites, mais aussi ce qu'on vous fait. Vous n'imaginez pas le nombre de coups que j'ai pris et que personne n'a vus ! Aujourd'hui, quoi qu'il se passe, on vous le montre trois fois à la télé. Les coups comme les buts. Tout a un retentissement énorme. On voit tout de Messi. Sans la télé, il ne serait pas aussi grand parce qu'on le verrait nettement moins et qu'il prendrait beaucoup plus de coups. La télé, c'est parfait pour les grands joueurs.

À quel point Cruyff le joueur a-t-il influencé Cruyff l'entraîneur ?
Je crois qu'il n'y a jamais eu deux personnages. J'ai toujours été moi-même, quoi que j'aie pu faire. Si vous possédez des qualités, elles s'exprimeront dans tous les domaines. Mais il faut savoir les discerner, les discipliner, et les faire correspondre à celles des autres. Un exemple : j'aurais pu, sur les corners, rester dans la surface pour marquer. Mais je préférais les tirer parce que je savais que d'autres étaient meilleurs que moi de la tête, et que je savais mieux tirer les corners que personne. À l'Ajax ou en équipe nationale, je n'ai jamais frappé les penalties parce que Neeskens les tirait mieux que moi, et qu'il marquait à chaque fois. Pourquoi serais-je allé prendre sa place si ce n'est pour satisfaire un désir personnel ? C'est cette pensée que j'ai essayé de transmettre quand j'étais entraîneur. Le plus grand atout d'un entraîneur, ce sont ses yeux. Ce que tu fais doit refléter ce que tu vois.

Les cinq joueurs qui ont remporté au moins trois fois le Ballon d'Or, vous, Platini, Van Basten, Messi et Cristiano Ronaldo, ont la particularité d'être des joueurs offensifs qui n'ont jamais remporté la Coupe du monde. Ça vous inspire quoi ? (Il sourit.)
C'est curieux, n'est-ce pas ?

Lors de la finale de la C1 1971, remportée face au Panathinaïkos (2-0). (L'EQUIPE)

«À l'Ajax ou en équipe nationale, je n'ai jamais frappé les penalties parce que Neeskens les tirait mieux que moi, et qu'il marquait à chaque fois. Pourquoi serais-je allé prendre sa place si ce n'est pour satisfaire un désir personnel ?»

«Je pense que le football est devenu un peu trop sérieux»

Vous expliquez cela comment ?
Je crois qu'il existe une façon de regarder et d'apprécier la valeur d'un joueur qui n'est pas dépendante du résultat. Un titre est un instantané, et il ne dit pas forcément à quel point un joueur a pu être important ou pas, puisque le titre est un aboutissement collectif. Le meilleur joueur du monde ne viendra jamais de la pire équipe, c'est certain, parce que le cadre est capital à son épanouissement. Mais le meilleur joueur du monde ne fait pas forcément gagner son équipe. Je crois que les Pays-Bas en sont un symbole parfait.

Comment voyez-vous l'évolution actuelle du jeu ?
Je pense que le football est devenu un peu trop sérieux. Je ne vois plus de plaisir, plus de tentative de créer, plus d'initiatives. J'ai l'impression que les joueurs sont à un endroit parce que l'entraîneur leur demande d'y être, qu'ils ne sont plus responsabilisés. Le mot juste serait : inhibition. On tue l'initiative, donc, la décision individuelle, sous prétexte qu'elle peut entraîner une erreur. À ce train-là, il n'y aura bientôt plus de conneries, mais plus de plaisir non plus. Moi, je dis : bouger, changer.

En 1974, Jean-Philippe Réthacker écrivait dans France Football que vous étiez l'archétype de la star des années 2000 à cause de votre vitesse, de votre rendement et du business que vous génériez. Vous confirmez ?
Oui. Je crois que cette remarque était à la fois visionnaire et très pertinente. J'ai eu la chance d'avoir un beau-père (Cor Coster) qui était entouré de gens très influents et très intelligents d'un point de vue business. L'un de mes amis était le directeur d'une concession Porsche et m'avait proposé une voiture avec 50 % de réduction. Vous vous rendez compte ? Conduire une Porsche à vingt-deux ans ! Et là, les mecs des impôts ont débarqué et m'ont fait payer 70 % de plus en taxes diverses en me demandant qui j'étais ? Footballeur ? Ça n'était même pas un métier. Deux ans plus tard, on m'a proposé une SM Citroën Maserati à 50 %. J'ai d'abord refusé, mais on a ensuite trouvé une solution qui s'apparente à ce qu'est aujourd'hui le leasing. À l'époque, c'était révolutionnaire. On est rentrés comme ça dans l'ère du business. De ce point de vue-là, j'ai été un pionnier. Quand la Fédération néerlandaise a voulu m'imposer de jouer avec un équipementier (Adidas) qui n'était pas le mien, j'ai créé ma propre marque. Avec deux bandes (il montre la manche de sa veste de survêtement orange, marquée de deux lanières noires).

Qu'avez-vous fait de vos trois Ballons d'Or ?
L'un d'eux est dans un musée à Amsterdam, les deux autres chez moi, à Barcelone. De temps en temps, je tombe dessus quand je range l'armoire... (Rire.)

Si vous deviez vous évaluer par rapport à Cristiano Ronaldo, Messi, Platini ou Van Basten ?
Je ne pense pas en ces termes. Si vous avez remporté trois fois le Ballon d'Or, vous appartenez à une communauté de gens qui ont été des joueurs extraordinaires. Point. Après, que je sois premier, deuxième ou quatrième, je m'en fous.»

Thierry Marchand

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