reine adelaide (jeff) (F.Faugere/L'Equipe)

Jeff Reine-Adélaïde, prince en exil

Pur produit de la formation francilienne, Jeff Reine-Adélaïde a grandi au rythme de ses pérégrinations et mûri au fil des épreuves. De Torcy à Angers, itinéraire d'un gamin au destin tortueux.

«Augmente ta surface de contact» ; «Tant pis si on prend des buts, relancez propre !»... Sur le synthé du stade du Fremoy, à Torcy, les consignes fusent. Lendemain de match début septembre, les petits du club francilien entament leur saison, leurs rêves avec. Dans les têtes, Jeff Reine-Adélaïde, qui a signé à Lyon quelques jours auparavant, n'est pas encore une star comme Kroos, Ronaldo, Mbappé, Salah et consorts, floqués sur les maillots de ces aspirants footballeurs. Il gagne seulement à l'être, encore plus ici où il a joué pendant quatre ans, entre 2006 et 2010. Une autre époque, plus lointaine et plus insouciante, avant une aventure londonienne à Arsenal, qui a ralenti les arabesques de "JRA" en même temps que sa progression. Pas de quoi s'étonner que les minots de Torcy n'aient pas tous entendu parler de lui. Il aura fallu un exil quasi forcé à Angers, en prêt puis en transfert définitif, pour redonner des couleurs à ce grand espoir du football français. «Angers, pour lui, ça représente le début de sa carrière, confie son frère Jonathan. Le club l'a relancé, lui a donné de l'amour. C'est une étape qui va rester gravée dans sa mémoire.» Une seconde vie à 21 ans. Mais il n'est jamais trop tard. «Je connaissais son nom, mais je le connaissais plutôt par rapport à la sélection nationale (champion d'Europe U17 en 2015, NDLR), concède Stéphane Moulin, l'entraîneur d'Angers. Il n'avait pas une vraie expérience du football senior, il avait uniquement joué chez les jeunes ou presque. Donc, pour nous, l'idée c'était de continuer sa formation.»

Quarante-cinq matches et une excellente fin de saison 2018-19 plus tard, le natif de Champigny a reverdi. Au sein d'une équipe de seconde partie de tableau, le milieu offensif a fait valoir ses qualités dans les transitions rapides et s'est aguerri dans l'impact physique. Moulin encore : «Il y avait un gros travail collectif à réaliser, sur l'aspect défensif surtout. A Arsenal, on ne le travaille pas beaucoup... On a toujours le ballon. A Angers, on n'a pas la même possession donc il a dû découvrir le travail de l'ombre, ce travail athlétique, l'intensité...» De prime abord, pas de quoi fouetter un chat. Mais combiné au talent individuel du bonhomme, ce travail du détail annonçait de grandes choses. Ce que l'OL a vite décelé en déboursant 25 millions d'euros cet été.

«Angers, pour lui, ça représente le début de sa carrière. Le club l'a relancé, lui a donné de l'amour» (Jonathan, son frère)

Livreur le matin, le père termine ses journées à 15 heures pour faire le trajet dans le 77. Alors au moment de proposer un projet d'avenir au fiston, pas question de tout prendre à la légère. De grands clubs européens débarquent auprès de la famille comme des bourrins avec des chèques en blanc et accusent une fin de non-recevoir. «La maman disait : “Je ne veux pas le vendre, je veux juste l'accompagner», sourit Laclef. Le PSG pointe le bout de son nez. Raté là aussi, peut-être un peu plombé par la gestion du grand frère Jonathan quelques années plus tôt, passé par la CFA2 avant d'être envoyé en prêt à Châteauroux. Au sein du club de la capitale, ce n'est plus la même politique, ni la même équipe qu'à l'époque, mais les arguments peinent à convaincre. Et après une flopée d'essais dans les clubs français, le RC Lens raffle la mise. Malgré, là encore, un faux départ que raconte Eric Laclef : «Marc Westerloppe, alors responsable de la formation, disait qu'il était pas mal mais qu'il fallait encore bosser. Je lui ai répondu : “Écoute, c'est juste le meilleur joueur que j'ai eu de ma vie et pas sûr que j'en aurai d'autres comme lui”.» Mais comme le destin se joue souvent à peu de choses, c'est le président Gervais Martel qui prend le relais, avec davantage de succès. «Il leur a proposé une maison, il a dit à la famille : “Tout le monde vient”, il a trouvé du boulot aux parents. C'a surpris tout le monde, d'autant que Lens était en L2. Ce n'était pas bling-bling mais il y avait un vrai projet

Le gratin européen à Torcy

Il n'y avait pas vraiment de doute, à écouter Eric Laclef. L'entraîneur des U12 de Torcy a vu passer de nombreux jeunes joueurs brillants qui, souvent, dès 13-14 ans, s'envolent pour les meilleurs clubs de l'Hexagone. Mais Jeff, il pourrait en parler des heures. «En poussins, il s'ennuyait. J'ai dû le faire s'entraîner avec des gamins qui avaient deux ou trois ans de plus. Il était tellement en avance que mon seul objectif, c'était de le mettre en difficulté. Je le mettais arrière gauche, défenseur central, pour qu'il ait des contraintes, qu'il soit confronté à de angles de passes différents. Sauf qu'au bout d'un moment, on se rendait compte qu'il jouait arrière gauche, défenseur central et ailier en même temps.» Le foot avant tout, qu'importent les complications. Et c'est aussi et surtout une histoire de famille. S'il réside à 60 kilomètres de Torcy, la figure paternelle y amène volontiers sa pépite trois fois par semaine. «Le papa, il n'est jamais venu me demander pourquoi il jouait à tel poste, pourquoi il sortait, et pourtant, il connaît le foot, c'est un passionné. Il y a des clans négatifs, mais le clan Reine-Adélaïde, c'est bienveillant», poursuit Laclef.

«Ce qui fait la différence entre un bon joueur et un excellent joueur, c'est la prise d'informations. Se donner ce temps d'avance. Lui, il voit avant, explique Moulin à propos de son ancien poulain. Une fois qu'il a ce temps d'avance, il a la capacité pour bien maîtriser le ballon et s'orienter où il faut, et garder ce temps d'avance avec ses cannes.» Dans le vestiaire étriqué de Torcy, Eric Laclef rembobine et se marre. «Je me souviens d'un match, le gardien fait un six mètres, le ballon est encore en l'air et Jeff appelle déjà l'ailier droit qui était Alan Dzabana (aujourd'hui au Havre, NDLR). Il amortit avec la poitrine et fait une reprise de volée pied gauche dans la course d'Alan. N'importe qui d'autre aurait mis un vulgaire coup de tête. Mais lui faisait tout plus vite, il prenait l'information.»

«Écoute, c'est juste le meilleur joueur que j'ai eu de ma vie et pas sûr que j'en aurai d'autres comme lui» (Eric Laclef à Marc Westerloppe, alors responsable de la formation du RC Lens)

«Lui, il voit avant»

La suite, c'est l'histoire d'un rendez-vous manqué outre-Manche. Après cinq ans à Lens, Jeff Reine-Adélaïde s'envole pour Arsenal en échange de 10 millions d'euros qui permettront au club nordiste d'éviter la rétrogradation. Mais il n'y disputera que huit matches, tous en Coupe. La greffe ne prend pas. Une question physique ? Le gamin est encore en plein développement et avait rencontré quelques soucis à Lens, comme l'explique Laclef : «A partir de 17 ans, il s'est vraiment allongé, il s'est affiné. Il était en difficulté athlétiquement. Il était très longiligne et peu musclé, ce n'était pas facile dans la coordination. C'était un peu un Diaby». Mais son échec à Arsenal tient plus dans la conjoncture du club londonien. Arsène Wenger peine alors à faire progresser les jeunes comme ce fut le cas quelques années plus tôt. Et dans une période où le club investit davantage avec des salaires de plus en plus importants, difficile de faire jouer les minots. D'autant que les résultats ne suivent pas et que l'entraîneur alsacien se sait en sursis. "JRA" se tâte : partir en prêt ou rester s'entraîner avec des Özil, Giroud et autres stars internationales ? Un temps proche de l'OGC Nice de Favre, il part finalement à Angers. Un mal pour un bien, qui lui a permis de gagner en maturité et en puissance physique. Le SCO, quant à lui, y gagne un joueur particulièrement habile techniquement.

«Après le penalty raté à Bordeaux, il s'est excusé, a annoncé qu'il avait fait une erreur et que c'était sa faute. Quand on a le talent qu'il a, tout le monde n'est pas capable d'assumer cela.» (Stéphane Moulin, son ancien entraîneur à Angers)

Il ne manque plus qu'une chose : faire la décision, par le but ou par la passe. A Angers, cette carence crispe les supporters autant que lui. «Il a eu une période difficile, et je le comprends. Ça revenait en boucle qu'il ne marquait pas, raconte Stéphane Moulin. Et il a voulu forcer un peu le trait. Contre Bordeaux, il obtient un penalty qu'il a voulu tirer alors que ce n'était pas à lui de le faire... Tout ça pour débloquer le compteur.» Mais son côté un peu réservé traduit une grande humilité, ce qui l'a poussé à un mea culpa public le lendemain de ce penalty raté. «Il s'est excusé, a annoncé qu'il avait fait une erreur, que c'était sa faute et qu'il se mettait à la disposition du staff et du coach. Quand on a le talent qu'il a, tout le monde n'est pas capable d'assumer cela. Il en est ressorti plus fort.»

Comme un symbole, juste avant de partir à Lyon, "JRA" a claqué un but et donné une passe décisive pour son baroud d'honneur face à... Bordeaux. Avant de faire un émouvant discours devant l'équipe et le staff pour son départ. «Il n'a jamais douté, c'est là que je trouve qu'il a passé un sacré palier, lâche son frère Jonathan. C'était assez contradictoire parce que même si on sentait qu'il doutait sur le terrain, il ne doutait pas dans sa tête. On l'a aidé, on l'a entouré en lui disant qu'il fallait qu'il continue à faire ce qu'il sait faire et que le reste viendrait.» Le reste, c'est à Lyon que ça se passe. En cours d'installation, encore à l'hôtel en attendant de trouver une baraque et entre deux épisodes de la Casa de Papel, le milieu de terrain brille déjà dans un collectif lyonnais pourtant loin, très loin du compte. Et après des débuts prometteurs en Ligue des champions en dépit du nul face au Zénith (2-2), Reine-Adélaïde doit forcément attendre avec impatience la venue du PSG au Parc OL dimanche soir. Derrière l'écran de leurs télévisions, les gamins de Torcy sauront peut-être de qui ils doivent s'inspirer pour faire la fierté du club.

Antoine Bourlon et Antonin Deslandes