varane (raphael) deschamps (didier) (F.Faugere/L'Equipe)

Didier Deschamps et la défense, le casse-tête ambidextre

Pour choisir ses quatre défenseurs axiaux, Didier Deschamps est confronté à un dilemme, dû à l'explosion sans précédent du nombre de gauchers. Lui persiste et signe avec deux droitiers minimum. Pourquoi cet entêtement à respecter la symétrie ? Tentative d'éclaircissement.

Au sein d'une population mondiale à 90% droitière, le problème n'est pas banal. Si les deux cracks de Leipzig (Konaté et Upamecano) pointent peu à peu le bout de leur nez et que Kurt Zouma reste une solution décente, Raphaël Varane est le seul droitier accompli dont dispose Didier Deschamps. À gauche en revanche, le vivier est d'une richesse sans égale. Clément Lenglet et Aymeric Laporte font partie des tout meilleurs de la planète, Samuel Umtiti est un cador - son Mondial l'a prouvé - malgré des délicatesses au genou, tandis que des Presnel Kimpembe, Abdou Diallo ou Dan-Axel Zagadou sont amenés à (re)venir au sein du groupe France. Sans occulter Lucas Hernandez, dévolu à ce rôle au Bayern mais exilé dans le couloir chez les Bleus. Six à sept noms pour deux places, le choix est cornélien pour le sélectionneur, qui doit se creuser la tête et, comme toujours, en sacrifier plus d'un.

Le quatuor Varane-Laporte-Umtiti-Lenglet a beau relever de l'évidence pour une majorité des 67 millions de sélectionneurs que nous sommes, le seul homme au pouvoir a tordu le cou à cette possibilité. La faute à son sacro-saint équilibre droitier-gaucher. En 2016, déjà, quand les médias s'étonnaient de le voir pallier la possible défection de Raphaël Varane par Adil Rami au lieu de Samuel Umtiti, il restait inflexible : «Avoir trois gauchers sur quatre défenseurs centraux, ça limite énormément les associations. Je considère qu'au haut niveau, avoir deux gauchers, ce n'est pas quelque chose de viable.» Au contraire de l'axe à deux droitiers, phénomène courant et qui ne l'a pas titillé au moment de titulariser le tandem Varane-Koscielny quelques mois auparavant. Mais deux gauchers... Ça non, Deschamps n'y dérogera pas.

La culture de la tradition

S'il fallait rassurer l'entraîneur de l'année aux Trophées FIFA 2018, on ne pourrait toutefois s'appuyer sur un passif développé en la matière. Les exemples de charnière à deux gauchers ne se trouvent en effet pas à tous les coins de stade. Si tant est qu'ils existent, ils ne sont de surcroît qu'un épisode, une parenthèse de quelques matchs. Lucien Favre a expérimenté le duo Dante-Le Marchand, puis Dante-Sarr à Nice, modèle qui n'a plus lieu d'être depuis la venue de Christophe Hérelle. Ce même Favre a testé Zagadou et Diallo côte à côte à Dortmund. Plus loin dans le rétroviseur, la capitale n'a pas oublié l'association Sakho-Armand au PSG. Une solution à succès certes, mais provisoire.

«Avant même de regarder s'ils sont gauchers ou droitiers, c'est la qualité des joueurs et leur complémentarité qui importe» (Raynald Denoueix)

En France, le premier à se lancer dans une mode qui n'en fut jamais une se nomme Raynald Denoueix. Son arrière-garde de gauchers, composée de Nicolas Gillet et Néstor Fabbri, tient la baraque et porte le FC Nantes du début du millénaire. Réticent de prime abord, le technicien canari se laisse convaincre. «Avant même de regarder s'ils sont gauchers ou droitiers, c'est la qualité des joueurs et leur complémentarité qui importe, sourit-il avec recul. Est-ce-que l'idéal est d'avoir un droitier et un gaucher ? L'idéal, c'est d'en avoir deux qui soient bons.» Le principal intéressé, Nicolas Gillet, conserve en tout cas un souvenir impérissable de l'expérience : «Il a tout essayé avant moi (rires). J'ai mis longtemps à ce qu'il accepte, et finalement ça a très bien marché. Mais beaucoup de coachs sont très fermés là-dessus.» À commencer par Deschamps, plus souvent fidèle à sa ligne de conduite que novateur.

Première source d'explication, un cliché à la peau dure dans le monde du football. Le pied droit du gaucher ne servirait, selon l'adage, qu'à «monter dans le bus». En clair, avec un très bon pied fort et un très mauvais pied faible, difficile de l'imaginer dans un axe droit. Une règle d'or sans aucun sens pour Christian Gourcuff. «On ne s'interroge jamais quand il y a deux droitiers alors que, par symétrie, c'est le même problème, précisait-il à L'Equipe en 2016. Il y a des droitiers exclusifs aussi. On n'est plus au stade du stoppeur et du libéro, tout le monde joue en zone maintenant. Les centraux sont plus complets, ils réagissent ensemble, pensent ensemble. Je ne vois pas où est le problème d'avoir deux gauchers. Mais comme dans le foot on est très conformiste, on se dit "Comme personne ne le fait, on ne le fait pas non plus !". C'est un peu primaire comme raisonnement.»

Entre déficit structurel et ajustements tactiques

Conformiste et primaire, Didier Deschamps ? Pas si sûr. Car entraîneur de club et sélectionneur national sont deux métiers ayant peu à voir l'un avec l'autre. La contrainte de temps est immense, et la marge de manœuvre extrêmement réduite pour construire. Or dès la formation, les diamants rares que sont les gauchers, dans la manière d'orienter le corps et d'approcher le jeu, sont souvent placés dans leur position et pied préférentiels. Les droitiers, en écrasante majorité, sont a contrario baladés çà et là et deviennent in fine plus prompts à évoluer des deux pieds. Difficile, pour Didier Deschamps, de bousculer aussi rapidement des habitudes acquises par Lenglet, Laporte et consorts depuis le centre de formation. D'autant qu'aucun n'occupe un axe droit en club.

Une équation d'autant plus insoluble que la capacité à bien défendre diffère également en fonction du pied de prédilection. La couverture des angles et l'appréciation des situations dépendent en grande partie des appuis au sol et de l'orientation du corps. En situation défensive, il est logiquement plus aisé d'accompagner l'attaquant vers l'extérieur, l'appui ayant été maintes fois travaillé et le défenseur continuellement sur son bon soulier. De quoi mettre un réel point noir à la thèse du gaucher à droite, sur un appui inhabituel et son mauvais pied à chaque incursion extérieure. En analysant la recrudescence d'ailiers dits en faux pied dans le football moderne, Nicolas Gillet apporte un bémol intéressant : «Quand les attaquants rentraient dans l'axe, ils étaient sur mon pied fort donc ça m'avantageait.» Lui assure en tout cas n'avoir jamais été perturbé dans sa manière de défendre.

«Peut-être que la question se posera si Raphaël Varane venait à manquer» (Nicolas Gillet)

Le dernier éclaircissement tient du facteur relance, lui aussi prépondérant au regard de la forte possession que risque d'avoir la France contre des adversaires de moindre acabit. Et pas seulement. «Mis sous pression, un droitier à droite aura tendance à relancer vers l'extérieur, ce qui est a priori moins dangereux, éclaire Raynald Denoueix. Même chose pour le gaucher. S'il y a deux mêmes pieds, on peut être embêté dans l'orientation des sorties de ballon. D'autant qu'en équipe de France, le gardien titulaire aussi est gaucher.» Un grand nombre d'éléments qui explique, sans aucun doute, l'intransigeance de Didier Deschamps. «Peut-être que la question se posera si Raphaël Varane venait à manquer», note Nicolas Gillet. «Un entraîneur n'est à l'aise que lorsqu'il colle à ses décisions et ses principes, conclut Denoueix. Il peut transmettre sa confiance en soi, et c'est comme cela qu'il arrive au succès.» S'il y a une chose irréprochable à Didier Deschamps, c'est de coller à ses principes. Peut-être ce qui lui a permis, finalement, de grimper sur le toit du monde.

Corentin Rolland